Carnet de visites

Habiter poétiquement le monde. André Velter, Ernest Pignon-Ernest (Riom)

Musée Mandet Commissaire(s): Laure-Elie Rodriguez

 

Habiter poétiquement le monde. André Velter, Ernest Pignon-Ernest, Musée Mandet, Riom, du 11 juillet au 4 novembre 2018

 

Habiter poétiquement le monde est une exposition contemporaine présentée dans un musée consacré plutôt à l’art ancien. À l’origine du projet, un récital de poésie proposé par l’association On connaît la chanson autour duquel le musée a souhaité montrer un fonds peu exploité du dessinateur que le musée avait déjà mis à l’honneur en 1991-1992. L’exposition a pris de l’ampleur pour porter plus largement sur la collaboration poétique et artistique d’André Velter et Ernest Pignon-Ernest : Habiter poétiquement le monde montre avec intelligence leur production interartistique sur fond d’amitié.

 

Une amitié créative

On entre dans l’exposition par un passage étroit qui présente, l’un en face de l’autre, les parcours des deux artistes avant de les faire se croiser dans l’espace principal. Sont associés à chacun des mots d’ordre : « densifier le réel » pour André Velter et « réenchanter le monde » pour Ernest Pignon-Ernest. Si ces premiers espaces mettent en avant le travail du texte chez l’un et le travail plastique chez l’autre, on comprend très vite que « ça déborde » et que ces deux artistes n’ont cessé de sortir du cadre. Pour André Velter, notamment, poète, essayiste, directeur de la collection « Poésie » chez Gallimard, mais surtout « voyageur », le travail en collaboration semble une seconde nature. Les artistes l’aident en effet à « changer d’espace en permanence », on le voit dans un abécédaire qui présente de manière ludique son réseau aussi bien que ses influences à même le mur.

La collaboration des deux hommes est mise en espace dans l’exposition, avec, en point d’orgue, un court métrage réalisé conjointement sur les Extases, le projet qui a occupé Ernest Pignon-Ernest ces dernières années. Rien n’est utilisé ici comme prétexte : leur amitié est profonde et durable et les projets communs nombreux – 18 en 30 ans. André Velter et Ernest Pignon-Ernest se rencontrent au début des années 1990 et leur première collaboration consiste en l’illustration de Ça cavale (1992), l’« Oratorio rock » d’André Velter, que l’on peut écouter dans l’exposition. Leur amitié se noue ensuite autour de leur admiration commune pour Bartabas, le créateur de Zingaro auquel ils consacrent de nombreux poèmes et gravures. Leur premier livre sur l’« aventure » Zingaro, publié en 1998, sera l’objet de métamorphoses successives, à la fois dans la collection blanche de Gallimard (Zingaro suite équestre) et dans des livres rares, comme Un piaffé de plus dans l’inconnu, publié à 60 exemplaires.

Outre l’art équestre et la tauromachie, les deux hommes ont d’autres attirances communes pour les destins absolus, les marginaux ou les mystiques, bien qu’ils ne soient ni l’un ni l’autre religieux. Ils partagent aussi un goût pour le papier : c’est en effet du papier que Pignon-Ernest colle sur les murs, matériau dont le caractère fragile fait pleinement partie de l’œuvre, ou qu’il cherche à matiérer en le collant sur des plaques d’aluminium.

L’accrochage de Riom insiste sur la multiplicité des formes que leur collaboration a prises depuis 30 ans, et qu’elle prendra encore. Dans une section consacrée à cette question de la forme, on découvre de beaux « poèmes-tracts », par exemple À tous les univers (2017), leur travail commun sur Billie Holiday, Oh Lady Day (2013) ou encore leur livre sur Van Gogh et Artaud, Ce n’est pas pour ce monde-ci (2001).

 

Une poésie hors les murs

Les trajectoires et les goûts des deux hommes convergent vers la notion d’intensité, pour eux synonyme de poésie. Habiter poétiquement le monde : la citation d’Hölderlin qui sert de titre à l’exposition dit en effet que la poésie est une façon d’être au monde, une expérience. Cette poésie vécue, qui densifie et réenchante à la fois l’existence, sert de fil conducteur à l’accrochage. Qu’est-ce qu’une vie poétique ? Pour eux, c’est l’intensité qui rapproche le geste poétique et le geste graphique, qui devient poétique au sens large. André Velter y insiste particulièrement dans le gros livre qu’il consacre en 2014 à Ernest Pignon-Ernest.

À ce titre, le personnage de Bartabas avait tout pour séduire les deux artistes, tout comme les femmes mystiques – Marie-Madeleine, Sainte Thérèse d’Avila, Catherine de Sienne, etc. – qui semblent obséder Ernest Pignon-Ernest. Sa série des Extases, présentée pour la première fois à Avignon en 2008, puis dans plusieurs églises comme la chapelle du Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis (2010), occupe le cœur de l’exposition avec de magnifiques lithographies et de nombreux dessins préparatoires.

En face des Extases, la section « La poésie vécue : unité d’être et de parole » rend explicite le sens donné ici à « poésie ». Artaud, Desnos, Genet, Neruda, Pasolini, Michaux, Maïakovski, Eluard, Rimbaud (ici étonnamment grave), Baudelaire, Garcia Lorca, Apollinaire, Nazim Hikmet ou encore Darwich, le plus récent : ces poètes – tous des hommes – dessinés et collés sur les murs par Ernest Pignon-Ernest apparaissent face aux femmes mystiques comme des icones profanes. Les portraits mettent l’accent sur les relations d’admiration entre Rimbaud et Baudelaire ou entre Desnos et Nerval, représenté sous la forme d’un portrait encadré tenu par le poète surréaliste, tous deux placardés à l’endroit où leur destin s’est croisé, là où Desnos a résidé et où Nerval s’est suicidé (2001). Cette série des poètes a donné lieu à un livre dont le texte est signé André Velter, Pour ceux de la poésie vécue (Actes Sud, 2017) ouvrage accessible sur les poètes, qui rend explicite cette mystique artistique.

Plus que la poésie, c’est le « poétique », de préférence hors du livre (voir le numéro de Fabula-LHT consacré à cette question), qui lie leurs parcours. André Velter, défenseur de la poésie sonore, n’a en effet cessé de pratiquer une poésie hors du circuit traditionnel du livre imprimé, avec des œuvres pluri-médiatiques comme le CD, la performance, le livre illustré, etc. De même, Ernest Pignon-Ernest s’est toujours situé hors du circuit traditionnel du dessin et de l’estampe, avec des interventions plastiques sur les murs des villes, faisant apparaître des fantômes lourds de sens, figures mythiques, bibliques ou historiques ancrées dans la réalité urbaine et donc dans le contemporain.

 

Une scénographie interartistique

Exposer une collaboration entre un poète et un plasticien est un défi pour un musée. Comment faire en sorte que le visuel n’écrase pas la dimension textuelle d’un travail ? Comment éviter de noyer le visiteur sous des textes qu’il n’aura pas le temps de lire ? Comment mettre le livre au centre d’un dispositif d’exposition sans le sacraliser, sans en gommer le rôle de passeur culturel ? Ce sont là des questions que se sont posées la commissaire Laure-Elie Rodriguez, l’équipe du musée Mandet, les scénographes mais aussi les deux artistes qui ont activement collaboré au projet.

Plusieurs solutions reflètent des partis-pris assumés dans Habiter poétiquement le monde. En premier lieu, les livres, qui sont présents sous toutes leurs formes. Livres rares et livres d’artistes sont soigneusement mis en valeur, comme le poème d’amour tiré à 450 exemplaires Transparente qui trône verticalement, plié, dans une niche éclairée. Les livres grand public sont au contraire mis en circulation. La scénographie évite ainsi le traditionnel partage entre les œuvres plastiques présentées aux murs et les livres en vitrines. Pour ne pas surcharger de textes l’accrochage et réserver un moment à la consultation des ouvrages, la commissaire a fait le choix d’aménager un « salon de lecture » à côté d’un « espace créatif » flambant neuf. On y trouve ce qu’elle appelle la « bibliothèque d’inspiration » d’André Velter, une sélection de la médiathèque locale reprenant une petite partie (1/20 environ) de la bibliothèque personnelle du poète. De même, dans l’exposition, on trouve une vitrine de livres ayant appartenu à Ernest Pignon-Ernest, comme Charcot ou Didi Huberman, documentation essentielle au processus de création.

Une autre solution scénographique consistait à jouer le contraste : contrastes entre les gravures de petit format et un dessin grandeur nature placé sur estrade, contrastes entre le livre et le son, mais aussi entre les différentes formes de films, présentés, selon leur nature tantôt sur tablette (un reportage sur Bartabas), sur écran de télévision (l’émission « La grande librairie » du 10 mars 2017 à laquelle ont participé les deux artistes) ou, enfin, dans une salle de projection aménagée à part, comme une chapelle, où se trouve projeté en avant-première le court-métrage Les extases dans lequel une voix puissante s’adresse directement aux femmes dessinées en les tutoyant.

Habiter poétiquement le monde entend donc multiplier, au-delà de la seule biographie, les portes d’entrée dans les œuvres. L’exposition respecte ainsi la dimension profondément intermédiatique des deux parcours artistiques ainsi que des œuvres mêmes. En effet, les « estampes numériques » d’après collages et dessins préparatoires d’Ernest Pignon-Ernest sont déjà des formes mixtes dans lesquelles les dessins mordent sur la photo, comme pour Neruda (1981) ou Pasolini qui tient son propre corps (2015). Ernest Pignon-Ernest va aussi jusqu’à donner vie à des êtres de papiers dans un collage mural représentant Desnos et Louise Lame, l’héroïne de La Liberté ou l’amour (2013).

La riche programmation associée à l’exposition est enfin elle-même pluri-médiatique : récital de poésie chantée, projections de films, conférences, visites familiales, atelier de reliure et d’estampes, ateliers pour les enfants ainsi qu’un « arbre à poèmes » témoignent d’une collaboration elle aussi réussie entre un musée et des artistes, mais aussi, plus pragmatiquement, entre un musée et un tissu associatif, culturel et artistique local.

 

Anne Reverseau
FWO / KU Leuven

 

 

Commissaire: Laure-Elie Rodrigues, Directrice des musées de Riom Limagne et Volcans

Scénographie: Jean-Michel Fiori, ORIGAMI#ni

Voir la présentation vidéo de l’exposition :


Pour citer cet article:

Anne Reverseau, « Habiter poétiquement le monde. André Velter, Ernest Pignon-Ernest (Riom) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/habiter-poetiquement-le-monde-andre-velter-ernest-pignon-ernest-riom/, page consultée le 20/04/2024.