Carnet de visites

Gustave Roud, poète et photographe

Maison Rousseau et Littérature (Genève) Commissaire(s):

Les tirages photographiques ont été mis à disposition de la MRL par l’Association des Amis de Gustave Roud. La scénographie et l’accrochage sont dus à Donatella Bernardi, avec la collaboration de Serafin Brandenberger.

 

À l’occasion de la parution des Œuvres complètes de Gustave Roud (4 volumes, Zoé, 2022, volet électronique), la MRL expose un choix de photographies de l’écrivain-photographe. On entre dans une chambre bleue : les murs ont été repeints aux couleurs du coffret des Œuvres complètes. Entre cyan et turquoise, ce bleu intense n’est pas exactement celui des ciels vastes, ponctués de gris ou de blanc, dont Roud donne la mesure dans ses images d’une campagne qu’il a arpentée toute sa vie. Campagne du Jorat suisse que la fin de l’agriculture traditionnelle a transformée mais pas fondamentalement altérée, comme en témoigne la vidéo réalisée en septembre 2022 par la librairie Mollat (« À la rencontre de Gustave Roud »).

Sur le fond vif des murs se démarquent avec grâce les lieux intimes de Roud, paysages de plaines et de collines dont il a saisi la dimension idéalement bucolique. Nicolas Bouvier l’a dit, qui fut l’un des premiers commentateurs de l’œuvre photographique de Roud : « les images sont diurnes, heureuses, pacifiées. […] l’adjectif qui convient le mieux à ces photographies, c’est proprement “idyllique” » (Cahiers Gustave Roud, 5, 1987, p. 58-59). Sachant la solitude affective de celui qui s’est soumis dès l’adolescence à un interdit – ce tabou social qui impose de taire l’homosexualité et de la rendre invisible –, Bouvier désigne la photographie de Roud comme une forme d’« auto-thérapie » (ibid., p. 59). Elle lui permet en effet de transfigurer le désir inassouvi en jetant sur le corps des paysans une lumière glorifiante.

Poète et photographe

Longtemps assigné à son canton de Vaud natal, le poète suisse Gustave Roud (1897-1976) a pris une dimension internationale, grâce notamment à la traduction de son œuvre en allemand, italien, espagnol et anglais. Considéré à tort, jusque dans les années 1980, comme un photographe amateur, Gustave Roud est l’auteur d’une œuvre riche de plus de 11.000 images, qui fait de lui aujourd’hui un écrivain-photographe majeur de l’entre-deux-guerres et de l’immédiat après-guerre. Suivant l’avis de quelques-uns de ses amis, qui plaçaient la photographie au-dessous de la poésie dans la hiérarchie des arts, Roud n’a jamais exposé ses images. Son fonds photographique est demeuré vierge de tout traitement, dépourvu d’inventaire, de commentaires et de dates. Il a fallu plusieurs décennies, après sa mort, pour que la qualité de son regard et l’originalité de ses sujets soient pleinement reconnus. Ce n’est qu’en 2002 que paraît le premier ouvrage marquant consacré à cet art qu’il a pratiqué tout au long de sa vie : Terre d’ombres. Itinéraire photographique de Gustave Roud. 1915-1965 (Genève, Slatkine), par Nicolas Crispini.

Après d’autres expositions – à Vevey en 1984, à Paris en 1989, à Lausanne en 1990, à Genève en 2003, –, la MRL propose un choix d’une centaine de photographies de Roud. Dépourvue de tout panneau de présentation, la salle distribue sur ses quatre côtés des groupements d’images par sujets et séries : face à l’entrée figurent quelques autoportraits et portraits d’amis, tels que le photographe les exposait dans sa chambre de travail. Placés au-dessous d’une frise d’arbres fruitiers en fleurs, ils appellent le dialogue du dehors et du dedans, rappelant que la poésie de Roud, si elle s’écrit en chambre, se nourrit du plein air. « La route, ma vraie patrie », écrit-il dans son journal en 1916. Suivent les images consacrées à l’ami paysan princeps, Olivier Cherpillod : sa maison, située à Vucherens, tout près de celle de Roud à Carrouge, ainsi qu’une série de portraits choisis parmi les quelque 900 images de celui qui le premier prend le nom d’« Aimé », dans l’œuvre poétique. Une paroi latérale accueille quelques natures mortes, photographies très composées où Roud arrange portraits, fleurs, tableaux ou objets rappelant l’écriture. Un mur entier est réservé aux travaux des champs et à leurs acteurs : avec leurs chevaux, outils et machines, les paysans exaltent le paysage rural et lui sont harmonieusement liés. On reconnaît Olivier, Fernand Cherpillod, Robert Eicher, souvent grandis par la contre-plongée, arrêtés dans la pose, magnifiés dans leur geste. Deux détails très graphiques – branche de cerisier en fleur et liane de passiflore – concluent le parcours dans une sorte d’envol.

Un art de la composition

Que ce soit dans ses portraits de paysans, ses autoportraits, ses natures mortes ou ses paysages, Gustave Roud a le souci de la composition et de l’équilibre. Partout les ombres mettent en valeur la lumière, le blanc accentue l’éclat de scènes qu’on imaginerait tirées d’un poème bucolique. Dans un texte de 1930, Roud décrit les moissonneurs vêtus de toile blanche : « Pendant l’après-midi, sur les chaumes ras, quand s’agenouillent, se penchent, avancent tous ces corps pris dans la pure toile éclatante, on dirait la moisson faite par les anges. » (« Moissons », Œuvres complètes, t. 1, p. 294). Dans la base de données en accès libre rassemblant l’ensemble des photographies de Roud, Patrinum, figure un portrait d’Olivier Cherpillod qui rayonne dans sa large blouse blanche. La photographie de Roud privilégie souvent une grande profondeur de champ : l’horizontalité terrestre rejoint en asymptote l’horizontalité du ciel. L’une des photos exposées montre un chemin en pente douce, entre deux champs, qui semble pénétrer dans le ciel, invitant l’œil à monter, à partir loin. Placés au premier plan ou ponctuant l’image, des arbres rythment l’espace et assurent une régularité visuelle. Ces divers effets relèvent d’une esthétique qu’on pourrait dire classique : recherche d’équilibre des plans et de clarté, grande lisibilité visuelle. Rappelons que Roud considérait comme un modèle le peintre Poussin, auquel il a consacré une étude en 1950, « Nicolas Poussin ou le lyrisme pur » (Œuvres complètes, t. 4, p. 755-761).

Gustave Roud inspirateur de l’art contemporain

En lien avec l’exposition, la MRL a mis sur pied plusieurs rencontres avec des écrivains (Alberto Nessi, Maryline Desbiolles, Jean-Baptiste Del Amo, Thierry Raboud, Blaise Hofmann), ainsi que des activités de médiation culturelle. L’une d’elles retient l’attention du visiteur dès l’arrivée : dans la vitrine sont présentés des bijoux réalisés par des étudiant.e.s d’une classe du Centre de formation professionnelle de Genève (CFP Arts). Après avoir découvert la figure du poète en lisant Là-bas, août est un mois d’automne (Zoé, 2018), fiction biographique de Bruno Pellegrino consacrée à Roud et à sa sœur Madeleine, ils se sont laissé inspirer par l’univers sensible du poète pour créer des bijoux-objets (voir le catalogue). On retiendra l’étonnant bracelet-bague de Kenza Nadif, bijou arachnéen intitulé « Mauvaise herbe » : il « représente les liens qui retiennent Gustave Roud dans son village et qui l’empêchent de partir vivre sa vie sentimentale pleinement ». À l’heure où ce que Roud nommait pudiquement sa « différence » se vit sur le mode d’une demande de reconnaissance et de visibilité sociale, on mesure la distance qui sépare de Gustave Roud les jeunes étudiant.e.s du CPF Arts, mais aussi la relation sensible et intense qu’ils ont pu nouer avec lui, au gré de leur imaginaire.

Limitée dans son choix d’images mais judicieusement ouverte à la littérature et aux arts contemporains, l’exposition de la MRL ne réduit pas la photographie de Roud au témoignage d’une ruralité disparue. Elle appelle de nouvelles approches, qui pourraient orienter d’autres expositions : contextualisation historique, interprétations fortes – comme l’était celle de Nicolas Crispini dans Terre d’ombres –, explorations thématiques, perspective ethnographique. La complémentarité, ou peut-être la concurrence, des deux arts que Roud a pratiqués simultanément mériterait d’être interrogée. Rare confidence sur sa double activité de poète et de photographe, une note de journal de septembre 1949 met le doigt sur cette question sensible :

René en pantalon d’un bleu vif, chemise d’un bleu plus pâle, la tête nue, les bras nus, hâlés encore, et moi tournant autour, plus bêtement encore que d’habitude, avec ces appareils qui ne font, mal dirigés, que trahir… Cette chasse aux images tue mes images. Je rentrerai le film achevé et la tête vide. Mais rien ne peut remplacer pour moi ces émerveillements dont je vis. (Œuvres complètes, t. 3, p. 847)

Claire Jaquier, prof. ém., Université de Neuchâtel

 

Crédits photographiques :

  • Photographies de l’exposition : © Raphaëlle Mueller. Ces images appartiennent à la Maison Rousseau et Littérature.
  • Photographies de Gustave Roud : © Fonds photographique Gustave Roud/Subilia, BCUL, AAGR

Pour citer cet article:

Claire Jaquier, « Gustave Roud, poète et photographe », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Oct 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/gustave-roud-poete-et-photographe/, page consultée le 13/10/2024.