Carnet de visites
Favoloso Calvino. Il mondo come opera d’arte, Carpaccio, de Chirico, Gnoli, Melotti et gli altri
Scuderie del Quirinale (Rome, Italie) Commissaire(s): Mario Barenghi
Fabuleux Calvino ? Oui, parce que grand collectionneur-éditeur de fables : il y a un Alan Lomax littéraire qui a sommeillé en lui. Fabuleux aussi parce que conteur de fables lui-même. Fabuleux enfin parce que chacun de ses textes porte la trace du langage de la fable : sobre, volontairement simple, fait pour raconter vite et bien, mais surtout juste et rien de plus. Tous aspects largement présents et admirablement présentés dans les vastes et prestigieuses salles du siège de la présidence italienne à Rome. Pourtant ils ne sont pas vraiment au centre de l’exposition, qui met à l’honneur une tout autre dimension de l’œuvre de Calvino. En effet, on n’a pas affaire ici à une exposition proprement littéraire, quand bien même le parcours et le rythme en sont marqués par les étapes et périodes de l’écriture de Calvino, qui débute dans le journalisme avant de participer à l’aventure des éditions Einaudi, puis de passer en France et de terminer sa carrière comme romancier à grand succès et intellectuel « global », moins érudit ou savant qu’Umberto Eco mais plus pointu sur le plan de l’écriture (la palette de Calvino est plus large que le filon du roman d’aventures remis au goût du jour par son compagnon d’armes).
Favoloso Calvino a l’ambition de faire sortir de l’ombre ce qui pour être un secret très public mais n’en reste pas moins un pan moins bien connu du travail de l’auteur : le volet iconographique de son imagination et de sa création. Tout au long de sa vie, Calvino s’est vu accompagné d’images : celles qui l’ont inspiré, celles qu’il a faites lui-même, celles que d’autres ont fait avec lui ou à partir de son écriture, qu’elles soient ou non des illustrations au sens traditionnel du mot. Il s’y ajoute aussi une catégorie d’images que seul un curieux paradoxe a pu faire naître : les photographies de l’auteur, un des écrivains les plus photographiés et peut-être même les plus photogéniques de son époque, qui se revendiquait toutefois, et sans hypocrisie, d’une esthétique prônant l’effacement de l’homme devant son œuvre.
L’exposition réussit très bien ce grand pari : la partie visuelle du monde de Calvino est réunie de manière quasi exhaustive (et l’excellent catalogue est tout sauf absent de cette réussite) ; la présentation est didactique sans être pesante ; le tout respire fort bien, les cartels sont clairs et sans la moindre surcharge (du point de vue de la scénographie on est aux antipodes de l’exposition Proust au musée Carnavalet de 2022, pourtant remarquable elle aussi). Le corpus qu’on découvre coupe le souffle par sa richesse comme par sa diversité et plus encore par l’extrême cohésion des rapports entre le texte et l’image. À chaque période de l’œuvre correspond en effet un tout autre type d’images, sans que l’écriture cesse de rester au poste de commande. Dit autrement : Favoloso Calvino ne se contente pas de « montrer », il tient aussi à « démontrer », en l’occurrence le caractère fluctuant mais systématique entre le lisible et le visible dans les créations d’un écrivain jugé très littéraire. Mais la leçon est claire : à texte nouveau, nouvelles images, toujours dans un même souci de renouvellement permanent.
Le revers d’une telle approche est la relative mise en sourdine du texte. Au lieu des écrits de Calvino, on trouve donc plutôt des discours de l’auteur sur sa propre création. Calvino écrivain parle ici essentiellement de ses intentions, il commente ses projets comme ses aspirations, il examine les cahiers des charges de ses textes sous contrainte, il justifie les illustrations de ses livres, il aborde ses responsabilités éditoriales au contact quotidien avec les maquettistes et typographes. Ce parti pris est on ne peut plus légitime : dans une exposition on a raison de privilégier une ligne de force plutôt que de multiplier les pistes. Et choix de principe dûment respecté tout au long de l’exposition, à tel point qu’on oublie parfois qu’on n’est pas dans une exposition littéraire.
Cette mise à distance du texte génère, par un nouveau paradoxe, un très fort désir : celui d’entrer dans les livres mêmes, et la manière dont Favoloso Calvino donne forme à pareil souhait pourrait servir d’exemple à bien d’autres entreprises du même genre. Le texte absent revient en effet en force à la fin du parcours, en marge de l’exposition si l’on veut, dans son « péritexte » clausulaire. La boutique et la librairie, qui coïncident ici parfaitement, ne sont pas une simple excroissance commerciale de l’événement, mais un « cadre », un parergon, qui révèle une vérité plus profonde de ce qui se voit au centre de la collection qu’on vient de visiter, laquelle ne se termine pas avec son dernier tableau ni avec sa dernière installation. Loin d’être une suite de tables où s’empilent paresseusement quelques livres sur le même sujet, la librairie est une tentative de reconstituer par publications interposées l’iconographie au cœur de l’exposition, mais la bibliothèque de l’écrivain (entendons-nous bien : sa bibliothèque imaginaire ou idéale, non les rayonnages réels comme on aurait pu les trouver dans sa maison ou sa chambre de travail). Cette bibliothèque, qui occupe un espace inhabituellement vaste (mais toujours très aéré, avec un goût du design très sûr dont seule l’Italie est capable), est organisée en fonction de certains thèmes clés, à la fois simples (« les amis », « les voyages », etc.) et d’une parfaite efficacité (car permettant des regroupements jubilatoires). Le résultat est saisissant : s’y manifeste le caractère à la fois encyclopédique mais totalement vécu des rapports de Calvino à la littérature de son temps, puis de tous les temps, ce qui bouleverse de fond en comble les liens entre privé et public dans ce qui est généralement un des espaces les plus impersonnels et souvent les plus négligés de l’expérience muséale, à savoir la « boutique ». Ici, la librairie temporaire mais tout sauf improvisée n’a plus rien à voir avec le sas obligatoire qu’on se hâte de traverser en bout de course (et la plupart du temps en courant).
Il en va de même pour la question plus épineuse encore du marketing littéraire, qui reprend ici de manière aussi originale que visuellement séduisante certains objets écrits, textuels, littéraires du travail de Calvino : par exemple les tote-bags arborant le sommaire d’un numéro de revue ou des posters offrant les illustrations absentes des éditions courantes des livres de Calvino.
Tous ces objets, ceux de la librairie comme ceux de la boutique (mais les frontières cessent d’être étanches), aident à soulever un problème fondamental que le succès de l’exposition risque de faire passer inaperçu. Si le texte est relégué à l’arrière-plan de l’exposition, que penser du fait que dans les publications c’est au contraire la partie visuelle du travail de Calvino qui se trouve mis entre parenthèses ? Beaucoup d’illustrations changent d’une édition à l’autre, si elles ne sont pas tout simplement effacées, et un certain nombre des images montrées dans l’exposition apparaissent ici pour la première fois, du moins pour le grand public, enfermées qu’elles étaient dans les réserves bien gardées des bibliophiles, des collectionneurs, des galeries ou encore des artistes eux-mêmes, dont les tiroirs ont toujours des fonds. Nous savons qu’un texte est, par définition, ouvert à bien des changements : ne dit-on pas qu’il se transforme à chaque lecture ? Ce que nous enseigne Favoloso Calvino est que telle ouverture touche aussi à des questions plus matérielles, tout texte pouvant être aussi un imprimé (la question vaut aussi pour les audiolivres, bien sûr), dont la forme est loin d’avoir la fixité qu’on lui reproche un peu rapidement. Cette exposition exhibe ce genre de métamorphoses, tout en ayant l’intelligence de le faire de deux points de vue (qu’est-ce qu’un texte sans images ? qu’est-ce qu’une image sans texte ?) et d’inscrire ces questions dans la scénographie même de l’espace augmenté de l’exposition (confrontant utilement le « texte » de l’exposition à ses « seuils »).
Jan Baetens
Catalogue aux éditions Electa, dir. Mario Barenghi, 240 p.
Pour citer cet article:
Jan Baetens, « Favoloso Calvino. Il mondo come opera d’arte, Carpaccio, de Chirico, Gnoli, Melotti et gli altri », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Dec 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/favoloso-calvino-il-mondo-come-opera-darte-carpaccio-de-chirico-gnoli-melotti-et-gli-altri/, page consultée le 12/12/2024.