Carnet de visites
Exposer et lire la BD du réel
Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire (BNUS) Commissaire(s): Florence Amsbeck & Christophe Cassiau-Haurie
Considérer dans un même mouvement, à partir d’une même grille, un récit de la Shoah et de sa transmission, les souvenirs d’avoir survécu à Hiroshima, l’évocation des débuts d’un apprenti-cuisinier, de la confrontation à la maladie d’un proche, ou de la mobilisation des ouvriers Lip, une enquête sur les algues vertes, une chronique de la préparation d’un voyage spatial, d’une campagne présidentielle ou d’une découverte du strip-tease… C’est ce que propose de faire la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (BNU) en reprenant à son compte l’étiquette « BD du réel ».
Sous ce titre, l’institution organise une exposition de mars à juin 2023. Celle-ci se tient dans un bel espace qui accueille régulièrement des expositions sur des thématiques variées (de mai 68 en Alsace aux samouraïs, pour citer des exemples récents). La présentation est importante : elle regroupe les œuvres de 33 artistes (ou équipes artistiques), à partir de documents divers dont de nombreux originaux. Son propos relève d’une double ambition. D’une part, affirmer la place de la bande dessinée dans une bibliothèque universitaire telle que celle-ci – dont les collections intègrent déjà de nombreux ouvrages. Par sa simple tenue, l’exposition incarne cet enjeu même si elle ne l’explicite pas dans son parcours. Mais dans sa préface pour le catalogue, le directeur de la BNU voit dans cette mise en lumière de la bande dessinée une contribution aux « missions essentielles » de son institution. D’autre part, l’exposition vise plus directement à faire découvrir à ses visiteurs un corpus présentant la bande dessinée dite « du réel ». C’est à ce second aspect que nous nous attachons ici.
Ce propos se déploie dans un parcours en boucle, organisé en six « chapitres » (selon les termes des commissaires), dont les espaces sont distingués par un code couleur et introduits par des textes thématiques que complètent les panneaux et cartels dédiés à chaque auteur ou autrice et/ou à leurs œuvres. Il y a une forte homogénéité visuelle de l’ensemble. Depuis l’affiche jusqu’aux panneaux, en passant par le catalogue, une même charte esthétique, très affirmée, se décline. Élaborée par l’agence de communication graphique Ben&Jo, cette charte visuelle, qui joue de l’arrondi et de dégradés de couleurs vives, est originale et en phase avec une partie de la production alternative contemporaine en bande dessinée et en illustration. Elle est néanmoins un peu surprenante tant son esthétique est décalée par rapport à ce que l’exposition donne à voir. En effet, presque aucune des œuvres présentées ne relève de ce type de graphisme et il est difficile de faire un lien entre les pages exposées et leur habillage scénographique. Ce hiatus visuel fait apparaître un des enjeux de notre lecture de cette exposition : l’articulation entre ses choix scénographiques et les spécificités des œuvres de bande dessinée qu’elle présente. Si son angle thématique peut être discuté, c’est également dans sa prise en charge de la bande dessinée comme forme d’expression à exposer que BD du réel suscite le plus de questions. Les pointer, c’est aussi s’interroger sur ce qui constitue une exposition de bande dessinée et sur ce qu’englobe (ou devrait englober) le dispositif d’une exposition d’œuvres qui se lisent.
Le réel comme catégorie générique
Le cadrage thématique retenu par les commissaires de l’exposition est à double entrée. L’entrée principale en est le « réel ». S’y ajoute, par le sous-titre donné à l’exposition (plus ou moins visible selon les supports de communication, mais bien présent), une dimension secondaire liée au « journalisme ». Ce sous-titre interrogatif – Une nouvelle forme de journalisme ? – restreint la focale et tend à homogénéiser une diversité pourtant bien rendue par l’exposition. Celle-ci rassemble des œuvres qui se rapprochent de l’enquête journalistique mais qui relèvent aussi de l’autobiographie, plus ou moins romancée, du témoignage, de la fiction historique, de l’essai… Autant de genres qui entretiennent des cousinages avec le journalisme mais qui s’en écartent aussi à bien des égards ; que ce soit par leurs rapports aux faits, liens à l’actualité, formats et débouchés potentiels, conditions de production…
Un des enjeux de l’étiquette « du réel » est précisément de rassembler cette diversité en essayant d’en souligner une caractéristique commune. Ce qui n’est pas une mince affaire, et la multiplicité des expressions en circulation en témoigne : BD reportage, BD documentaire ou, plus largement, non-fiction. La difficulté à tenir ainsi ensemble tous ces genres a suscité des critiques assez fortes de la catégorie « BD du réel ». L’éditeur Jean-Louis Gauthey (fondateur des éditions Cornélius) la rejette ainsi comme un « énorme fourre-tout », comme une « imposture intellectuelle absolue ». D’autres l’utilisent en étant attentifs à sa signification et à son développement historique, comme le chercheur Laurent Gerbier. La circulation médiatique, et commerciale, de cette étiquette tend malgré tout à lui donner un statut de raccourci commode pour décrire sinon un genre, au moins une tendance éditoriale.
L’exposition strasbourgeoise s’inscrit dans une série désormais assez longue de travaux (depuis le dossier de la revue 9e Art en 2002 ou l’ouvrage dirigé en Pierre-Alban Delannoy en 2007), de colloques (à Blois ou La Rochelle) et d’expositions (BD Reporter au Centre Pompidou en 2006) consacrés à la « BD du réel ». Ses commissaires ont choisi de l’aborder à partir d’une sélection d’œuvres, d’en proposer un corpus organisé plutôt que de rendre compte de ses logiques historiques d’émergence et de définition. Ce choix permet aux visiteurs de découvrir en même temps des œuvres très connues (Persépolis de Marjane Satrapi ou L’Arabe du futur de Riad Sattouf) et des œuvres plus spécialisées ou confidentielles (Finnele d’Anne Teuf ou Strip-Tease d’Emma Subiaco). Le parcours de l’exposition structure ces œuvres en un panorama chapitré autour du rapport au « réel » qu’entretiennent les sous-ensembles d’œuvre : témoignages (chap. 1 et 2), enquêtes historiques (chap. 3), reportages (chap. 4), parcours individuels (chap. 5) et, plus étonnamment, fictions (chap. 6). Ce découpage permet une montée en généralité qui dépasse la simple juxtaposition des œuvres et pose des bornes possibles pour délimiter la « BD du réel » ainsi évoquée.
Mais les principes de cette sélection restent très implicites et, à la visite, il n’est pas aisé de situer plus largement les œuvres vues ni de comprendre pourquoi ce sont celles-ci qui apparaissent plutôt que d’autres. Expliciter la sélection permettrait d’en faire mieux ressortir la nature particulière (essentiellement centrée sur des œuvres francophones et contemporaines) et d’en comprendre les absences, forcément nombreuses. Les classiques franco-belges (de Tintin ou l’Oncle Paul à Jeannette Pointu) ou les comics (les super-héros affrontant les ennemis de l’Amérique au fil des décennies, les war comics d’Harvey Kurtzman en prise directe avec la guerre de Corée…) ont à leur manière aussi traité du « réel », comme avant eux les reportages dessinés du XIXe siècle et après eux les auteurs liés à Hara-Kiri et Charlie Hebdo (Cabu en tête, simultanément à l’honneur d’une autre exposition à Strasbourg), sans parler des récits plus liés à des tranches de vie (portés par exemple par les auteurs de gekiga japonais à partir des années 1960) ou de la longue tradition de la bande dessinée de vulgarisation scientifique récemment renouvelée.
Citer ainsi des absences (problème que toute sélection rencontre, évidemment) permet de réintroduire une contextualisation plus large dans l’approche de la « BD du réel ». L’exposition rappelle des figures fondatrices comme Art Spiegelman, Keiji Nakazawa ou Chantal Montellier mais ne développe pas la multiplicité des logiques à l’œuvre dans l’émergence du courant. Celui-ci s’inscrit dans des traditions éditoriales différentes (tournées vers la jeunesse ou plus généralistes, entre la presse, le livre et le mook), des esthétiques situées dans le temps et l’espace (l’influence du shonen pour Gen d’Hiroshima, l’underground américain pour Spiegelman, la relecture des classiques franco-belges au prisme des expériences menées dans les années 70-80 pour les auteurs francophones, etc.), des échanges transnationaux. Prendre comme point de départ, à part quelques pionniers, « l’explosion du roman graphique », comme c’est fait ici dès le texte introductif de l’exposition, écrase la perspective et homogénéise le corpus. L’absence presque totale d’expôts liés aux formes publiées (une seule bande dessinée en vitrine, une tablette et un écran tactile pour des blogs) coupe les œuvres des formats et des contextes éditoriaux qui les informent pourtant de manière centrale.
Le catalogue mobilise ou pointe une partie de ces éléments absents, d’abord dans un texte général de cadrage par l’universitaire spécialiste de bande dessinée, Jean-Paul Meyer, puis à travers quatre articles plus spécifiques par des universitaires (Benjamin Caraco, Isabelle Delorme, Francesca Ferrari) et un des commissaires (Christophe Cassiau-Haurie). À travers ces articles, l’exposition trouve la mise en perspective qui manque à son parcours. En revanche, le catalogue peine à compléter l’exposition dans l’accès au contenu narratif des œuvres. Comme presque tous les catalogues d’exposition consacrées à la bande dessinée, il ne peut donner que des fragments des récits sélectionnés, rendant difficile de saisir le « réel » que ceux-ci essayent de restituer.
Lire le réel
Comme les expositions de littérature, une exposition de bande dessinée est confrontée à la difficulté de restituer une composante essentielle des œuvres qu’elle présente, le récit qui se dévoile à la lecture. Une solution qui peut sembler assez évidente mais qui en pratique est assez rare est d’organiser la lecture dans le cadre même de l’exposition. C’est ce que fait par exemple le parcours permanent du Musée de la bande dessinée d’Angoulême depuis 2009, en intégrant des espaces de lecture en parallèle à ses vitrines et cimaises. L’exposition BD du réel a retenu la même solution. Un « salon de lecture » est ainsi placé en fin de parcours (mais visible dès le début, compte tenu du caractère circulaire de l’exposition). Cette bibliothèque in situ contient non seulement les ouvrages de la sélection exposée mais aussi d’autres qui en élargissent le périmètre – et que la bibliographie du catalogue recense.
Mais la focalisation de l’exposition sur la page (originale ou reproduite) comme expôt principal neutralise cette attention à la lecture dans le reste du parcours. Une page isolée n’est, le plus souvent, qu’un fragment incomplet d’un récit qui se déploie sur plusieurs pages, parfois sur plusieurs dizaines ou centaines dans le cas des ouvrages considérés ici. À quelques occasions, des successions plus longues de pages sont tout de même données (par exemple pour Persépolis ou Ainsi soit Benoîte Groult de Catel). Mais pour l’essentiel, la visite ne donne donc à voir que de très courts extraits des récits « du réel ». Et en raison d’un référencement approximatif des pages (il y a une confusion presque systématique entre les numéros qui apparaissent sur les planches originales exposées et les numéros des cartels qui renvoient eux à la pagination des livres édités), il est ardu de retrouver les passages équivalents dans les ouvrages ou tout simplement de s’assurer de l’ordre de succession des pages ou de l’écart qui les sépare.
À ceci s’ajoute une ambiguïté scénographique récurrente dans toute l’exposition. Le sens de présentation des pages, qu’elles forment une séquence ou non, n’est pas systématisé et bien souvent, se retrouve en contradiction avec le sens de la lecture, de page en page ou au sein d’une même page. Le sens de consultation varie ainsi d’un ensemble à un autre, avec une progression chronologique des pages de gauche à droite ou de droite à gauche, parfois dans le sens de la visite de l’exposition, parfois à contre-courant. La confusion est particulièrement forte pour l’îlot consacré au manga Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa. Les pages sont non consécutives, leur juxtaposition ne correspond pas systématiquement à leur chronologie dans l’œuvre et, à une exception près, elles se suivent dans un sens de lecture français (gauche à droite) alors qu’elles sont reproduites dans leur sens japonais (de droite à gauche). L’absence de traduction des textes japonais renforce la confusion.
Cette remarque sur l’accrochage n’est pas anecdotique. Le passage du livre à l’exposition repose sur des opérations qui nécessitent une attention fine au mode de narration de la bande dessinée, et pas seulement à la thématique des œuvres. Si ces opérations manquent de rigueur, il devient compliqué de saisir le propos des œuvres et le regard sur « le réel » exprimé par les auteurs et les autrices a du mal à être perçu. Les extraits offerts par certaines des pages sélectionnées permettent de saisir quelques anecdotes représentatives mais, au vu des expôts et de leur scénographie, l’essentiel du contenu narratif est relégué à sa paraphrase par les textes de l’exposition et la présentation des pages tend alors à privilégier uniquement le dessin.
Dessiner le réel
Pour des bandes dessinées « du réel », les enjeux du dessin sont nombreux. Le rapport au réel en est un, dans l’appui sur l’observation et la documentation et leur réappropriation par le dessin. La mise en scène des sources constitue un registre classique dans les expositions de bande dessinée, par exemple pour Hergé, depuis l’exposition Le musée imaginaire de Tintin en 1979 jusqu’au musée Hergé à Louvain-la-Neuve ouvert en 2009. La représentation stylisée du réel, les choix graphiques des auteurs et autrices constituent un autre de ces enjeux. La sélection proposée par la BNU illustre bien la multiplicité des « solutions graphiques » (selon l’expression de Laurent Gerbier) mises en œuvre par les auteurs et les autrices. Le réalisme du trait (Davodeau, Béhé, Lepage, Costantini) ou sa simplification (David B, Satrapi, Igort) côtoient des styles marqués par les traditions humoristique (Sattouf, Cestac, Montaigne, Sapin), animalière (revisitée par l’underground, avec Spiegelman) ou d’action (le shonen pour Nakazawa). La notion de graphiation (de Philippe Marion) rappelle la part de convention comme de subjectivité que le dessin porte en lui et dont la représentation du réel porte la trace. Le graphisme n’est pas qu’une question de style dans le rapport au réel.
Si la visite suscite ces réflexions, l’exposition ne les aborde pas directement. Parmi les expôts, la documentation des dessinateurs et dessinatrices n’occupe qu’une place restreinte (l’usage de références photographiques apparait marginalement, par exemple pour Algues Vertes d’Inès Léraud et Pierre Van Hove ou Têtes de mules d’Étienne Gendrin). Les documents préparatoires retenus (carnets de croquis, brouillons, recherches de mise en page) éclairent surtout la genèse d’une planche, suivant une approche didactique assez classique et générale, plutôt qu’ils ne traitent l’appropriation graphique du réel.
Coupées de cette articulation au réel qui justifient leur sélection, les pages exposées semblent alors avant tout destinées à être admirées pour elles-mêmes. L’aura de la planche originale, rare d’accès et riche des traces de la main de l’artiste, suscite toujours l’intérêt – mais pour une grande partie des pages exposées, ce sont les fichiers d’impression qui sont utilisés, reproduisant donc fidèlement ce que le livre rend déjà accessible.
Plus fondamentalement, bien que l’admiration des planches puisse sembler visée, l’exposition ne développe presque aucun commentaire esthétique poussé. Significativement, 22 des 39 textes ne comportent aucune référence explicite au dessin (privilégiant le thème de l’ouvrage) et les textes qui l’abordent le font de manière rapide, en une phrase ou deux. Des extraits vidéos (empruntés à des sources existantes) montrent des dessinateurs et dessinatrices (Cestac, Montaigne, Sattouf) en train de dessiner mais leurs remarques restent très générales.
L’absence d’un discours expositionnel explicite sur le dessin laisse chacun libre de son appréciation des pages vues. Mais cela fait surtout du dessin un impensé au sein de l’exposition qui crée alors une rupture au sein de son projet. D’un côté, la sélection des œuvres et leur présentation par les textes des panneaux disent le « réel » dont les auteurs se saisissent. De l’autre, on trouve les pages extraites, fragmentaires comme on l’a vu, à regarder mais sans cadrage visuel spécifique à la thématique. Sans regard esthétique particulier porté sur elles, les planches et les pages prennent alors surtout une valeur illustrative – qui témoigne de l’existence du livre plus qu’elle ne donne accès à son propos. Ce qui fait d’ailleurs qu’une page peut être indifféremment substituée à une autre, comme c’est le cas à plusieurs reprises (sans doute pour des raisons pratiques) dans le catalogue (Davodeau & Collombat, Sapin, Subiaco, Tehem, Cestac).
De l’utilité d’un dispositif tripartite
Une première lecture du parcours de l’exposition BD du réel et de sa scénographie serait d’y retrouver des biais récurrents de ce type d’événements. La bande dessinée est présentée, et reconnue, par l’institution pour ses sujets plus que pour la façon dont elle les traite en propre. De manière saisissante, le catalogue commence par un rappel du « je n’aime pas la bande dessinée » de Benoîte Groult (p. 8) pour s’achever en affirmant que la bande dessinée « via des incursions dans la littérature, l’histoire, la photographie ou le numérique », à l’occasion de son approche du réel, a « gagn[é] définitivement ses lettres de noblesse » (p. 109). Cette légitimité sous conditions est connue et le risque de la catégorie « du réel », tel que dénoncé par Jean-Louis Gauthey, est précisément de faire oublier la bande dessinée pour elle-même, derrière sa médiation de sujets de société.
La prise en compte de toutes les dimensions de l’exposition strasbourgeoise amène cependant à nuancer ce constat critique. Les impensés scénographiques, les biais et les manques qu’ils entrainent, trouvent certains compléments et ajustements dans les autres éléments du projet, du salon de lecture au catalogue. Les limites de la plupart des expositions de bande dessinée, qui paraphrasent les œuvres ou qui font voir plus qu’elles ne donnent à lire, trouveraient alors leur dépassement dans cette articulation, par le dispositif expositionnel lui-même, du parcours scénographié, du catalogue et de la bibliothèque. Resterait après à s’interroger sur les usages effectifs de ces trois piliers, car rares sont sans doute les visiteurs qui mobilisent les trois avec la même intensité et dans un même élan.
Crem, Université de Lorraine
Pour citer cet article:
Jean-Matthieu Méon, « Exposer et lire la BD du réel », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Jun 2023.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/exposer-et-lire-la-bd-du-reel/, page consultée le 05/12/2024.