Carnet de visites

Émile Verhaeren : Portraits et Traductions

Musée Emile Verhaeren Commissaire(s): Rik Hemmerijckx

Émile Verhaeren est notre grand poète national. Déjà de son vivant, son statut faisait consensus : éventuellement ex æquo avec Maurice Maeterlinck, Verhaeren incarnait la poésie belge. Il y a une Avenue Émile Verhaeren à Bruxelles (d’ailleurs, il y a une avenue ou une rue ou une place Émile Verhaeren aussi à Knokke, à Wavre, à Louvain-la-Neuve, à Anvers, à Gand, à La Panne, etc. etc.) ; un buste de Verhaeren au parc Josaphat de Schaerbeek ; un autre au musée de la ville de Bruxelles ; des portraits de Verhaeren dans les fonds de nombreuses communes bruxelloises (Saint-Gilles, Schaerbeek, Woluwe-Saint-Pierre) ; quand il y a eu une vague tentative de lancer une pièce de monnaie de cinq euros, Verhaeren figurait sur la version belge ; et, comble de la consécration nationale dans le pays d’Eddy Merckx et de Wout van Aert, il y a, le long de l’Escaut, un « Émile Verhaeren Fietsroute », un parcours cycliste Émile Verhaeren (entièrement balisé et très joli).

Mais, jadis, Émile Verhaeren était perçu comme un grand poète international : il était qualifié de français, d’européen, ou considéré comme appartenant à l’humanité toute entière. Pour certains, dont André Gide, Verhaeren était un grand poète européen parce qu’il avait su « incarner son pays », paradoxe assez fréquent dans les premières critiques qui lui ont été consacrées. D’autres n’y voient aucun paradoxe et s’approprient Verhaeren de manière tout à fait décomplexée. C’est en partie parce qu’il écrivait en français, langue qui était alors, comme le rappelle le programme de l’exposition Émile Verhaeren : Portraits et traductions, la langue vulgaire de la république mondiale des lettres : en écrivant en français, c’est presque comme si Verhaeren invitait ses lecteurs des quatre coins du monde à le considérer comme un des leurs. Il ne serait pas absurde de supposer que, de son vivant, Verhaeren était parmi les plus connus, voire le plus connu, des poètes contemporains en Occident (un statut sans doute partagé avec Walt Whitman, notamment).

Aujourd’hui, ce n’est guère le cas. Verhaeren demeure connu en Belgique (et encore…) ; dans le monde francophone, il est connu, naturellement, des spécialistes de la littérature française fin-de-siècle, et son nom peut évoquer de vagues souvenirs pour les Français qui ont fait leur collège il y a une cinquantaine d’années. Sinon, même dans le monde francophone, Verhaeren est assez peu connu. Dans le monde anglophone, hors Université, il n’est presque pas connu du tout, même parmi les plus cultivés.

La très belle exposition au Musée Émile Verhaeren, dans sa ville natale de Saint-Amand, Portraits et Traductions, étonnera donc ceux pour qui Verhaeren était d’abord un poète belge (ou n’était qu’un poète belge) ; elle restitue, du même coup, Verhaeren à la vérité historique de son importance mondiale.

En effet, sont exposées, dans des vitrines intégrées au mobilier en bois foncé, mobilier dessiné et construit spécifiquement pour cet espace muséal, des traductions de Verhaeren en polonais (1913), en ukrainien (1927), en estonien (1929), en letton (1937), en hébreu (1959), en allemand (1912), en japonais (1921), en russe (1906), en italien (1917), en tchèque (1917) en roumain (1960), en danois (1917), en chinois (1948), en bulgare (1935), en hongrois (1935), en croate (1951), en grec (1916), et, naturellement, en flamand (1940). Ajoutons que cette liste est loin d’être exhaustive.

Certains des traducteurs dont le travail est présenté pour l’occasion sont eux-mêmes des figures importantes dans leurs cultures nationales respectives. Signalons, entre autres, le premier traducteur russe, et un des premiers traducteurs de Verhaeren tout court, le poète Valéri Brioussov, l’un des fondateurs du symbolisme russe et un acteur central de la poésie d’avant-garde après la révolution ; Géo Milev, poète majeur du modernisme bulgare, par ailleurs révolutionnaire (il sera assassiné en prison en 1925) ; Ai Qing, grand poète chinois, haut responsable de nombreuses instances de la littérature nationale, et, accessoirement, père d’Ai Wei Wei. Ces quelques noms indiquent bien que traduire Verhaeren n’était pas une tâche obscure ou marginale, mais une importation essentielle, dont se sont souvent chargées les plus grandes figures des lettres de chaque pays.

Les éditions sont souvent très belles, caractérisées par un graphisme exquis et par des illustrations mémorables. La couverture de l’édition bulgare de 1935 est ainsi décorée par une étonnante gravure sur bois de Frans Masereel ; celle de l’édition allemande de 1924 par des ornements dessinés par Théo van Rysselberghe. On contemple ces livres, donc, comme on contemplerait des œuvres d’art, non seulement parce qu’ils sont exposés sur un pied d’égalité avec certains des portraits de Verhaeren, mais parce qu’ils constituent, en eux-mêmes, des objets d’art.

Au sein de cette collection foisonnante, des lignes de partage se dessinent. Verhaeren a connu une forte réception chez les socialistes, anarchistes, et communistes du début du XXe siècle. Il est donc devenu, dès la révolution bolchévique, un des poètes officiels de l’Union soviétique, comme des pays socialistes du Bloc de l’Est plus généralement. Cette réception s’accompagne d’une esthétique frappante : les éditions postrévolutionnaires se démarquent tout de suite par leur graphisme influencé par Malevitch ou Lissitzky, par des polices audacieuses et lisibles, des gravures sur bois saisissantes, et facilement reproductibles dans des livres à la fois beaux et bon marché – car ces éditions visaient en partie un public récemment acquis à l’alphabétisme. On a donc l’expérience agréablement vertigineuse de se promener, sur quelques mètres, entre l’esthétique révolutionnaire et populiste des éditions russes et tchèques des années vingt et trente, et l’exquise édition japonaise, de la même époque, décorée d’une théière délicate et raffinée.

La visite de cette exposition est donc une expérience artistique autant que littéraire : les nombreux portraits de Verhaeren qui sont exposés avec les traductions ne font que renforcer une dimension artistique déjà bien présente dans l’exposition, et de toute façon entièrement en accord avec le métier principal de Verhaeren lui-même – critique d’art. Le Musée Émile Verhaeren contient plusieurs très beaux portraits du poète, des tableaux comme des sculptures – notamment un buste magnifique d’Ossip Zadkine et un autre, tout aussi formidable, de César Schroevens. Ces œuvres restent visibles, mais, pour cette exposition, sont entourées de tableaux contemporains, la majorité datant de 2023. Les œuvres récentes sont quasiment toutes remarquables, tant dans la finesse de l’exécution que dans l’originalité de la conception. Chacun réagira selon sa sensibilité, mais nous avons été particulièrement marqué par un portrait à l’encre très expressif d’Alain Godefroid ; par certains des dessins au fusain de Jan de Zutter, qui saisissent le regard pénétrant du poète ; par une aquarelle singulière de Jan Vanriet inspirée du célèbre poème « Le Passeur d’eau » ; une œuvre exécutée au pigment doré (!) par François Van den Bogaert. Mais ce ne sont que quelques exemples.

On est étonné et ravi d’apprendre que Verhaeren inspire encore tant d’artistes belges contemporains. Si 2023 a été une année exceptionnelle à cet égard, c’est en partie dans un esprit de défi de la part des artistes face au projet de la commune, encore très nébuleux mais non moins inquiétant, de fermer le Musée Verhaeren pour l’intégrer à un « Centre d’expérience de l’eau et de la parole » [sic]. Ces œuvres sont donc aussi une façon de montrer, à la sueur de leur front, à quel point les artistes belges d’aujourd’hui tiennent au poète.

Ils ne sont pas seuls. Cette exposition réfute en partie l’affirmation du début de cet article selon laquelle Verhaeren n’est plus guère connu au-delà de la Belgique. En effet, nous y découvrons une nouvelle traduction américaine des Villes tentaculaires (2023), une traduction bulgare de 2011, une traduction néerlandaise de 2019, et une traduction espagnole de 2017 (entre autres). Tout en restituant Verhaeren à sa vérité historique de poète international, cette exposition témoigne d’une vitalité insoupçonnée de son œuvre aujourd’hui parmi les traducteurs du monde entier.

L’on ne peut que rendre hommage à Rik Hemmerijckx et à ses collègues, non seulement pour cette exposition, mais pour le travail minutieux commencé il y a longtemps qui a permis de constituer un fond si riche, traversant plus d’un siècle et représentant les quatre coins du monde. La prochaine exposition sera consacrée au peintre James Ensor, que Verhaeren a contribué à faire connaître du public : nous sommes déjà impatient de nous y rendre.

Edward Lee-Six

Université libre de Bruxelles

edward.leesix@ulb.be


Pour citer cet article:

Edward Lee-Six, « Émile Verhaeren : Portraits et Traductions », dans L'Exporateur. Carnet de visites, May 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/emile-verhaeren-portraits-et-traductions/, page consultée le 03/05/2024.