Carnet de visites

Elle(s). Poétesses intermedia en France de 1959 à 2023 (Charleville-Mézières)

Musée Rimbaud (Charleville-Mézières, France) Commissaire(s): François Massut

Elle(s). Poétesses intermedia en France de 1959 à 2023, Musée Arthur Rimbaud, l’Auberge verte, Charleville-Mézières, du 21 octobre au 27 novembre 2022

 

Poésies intermédiales au féminin

Présentée au musée Arthur Rimbaud dans le cadre de la biennale internationale de poésie « Les Ailleurs » de Charleville-Mézières, placée en 2022 sous le signe de la poésie visuelle, Elle(s). Poétesses intermedia en France de 1959 à 2023 est la reprise, sous une forme remaniée, de l’exposition collective à la Galerie Satellite (Paris, 23 juin au 3 juillet 2021). Elle constitue une première dans une institution française en réunissant trois générations de poétesses dont les pratiques poétiques et artistiques expérimentales s’exercent dans les domaines visuel, sonore et performatif.

Son commissaire, François Massut, qui depuis la disparition de Philippe Castellin en 2021, a repris avec Xavier Dandoy de Casabianca (Éditions Éoliennes, Bastia) les rênes de la revue Doc(k)s, se situe dans la lignée de son fondateur, Julien Blaine, dont les publications (Blasons du corps masculin, NèPE & Spectres familiers, 1990) et les expositions (Spirit/u-Elles. 7 ou ∞ et Les Marseillaises, V.A.C. – Ventabren Art Contemporain – 1998, 2005) ont plusieurs fois mis à l’honneur les œuvres des femmes poètes et artistes. Selon le propos liminaire du catalogue, signé par la sociologue Sylvia Girel, Spirit/u-Elles. 7 ou ∞ entendait, « loin de tout féminisme » et des prises de position d’artistes telles Gina Pane, Nan Goldin ou Orlan, qui « proposent un regard critique et/ou cynique sur la féminité », poser la question d’un art féminin et « réfléchir à “l’être-femme” en soi, et ses implications dans le domaine de la création artistique ». Si certains propos concernant « l’identité féminine » semblent aujourd’hui surannés, l’approche sociologique permettait néanmoins de soulever quelques questions essentielles. D’abord « l’omni-absen[c]e » des femmes « comme figure[s] emblématique[s] et médiatique[s] de l’histoire de l’art » et des instances de légitimation, lesquelles « médiatise[nt] une forme dominante de création, une forme spécifique de socialité ». Sylvia Girel invitait ensuite, en convoquant les analyses du sociologue Harold Garfinkel relatives au « cas » de la transsexuelle Agnès, à cerner ce qui caractériserait l’accountability des artistes femmes, autrement dit les pratiques sociales et langagières intersubjectives qui produisent comme réalité normée et organisée leur place sur les scènes littéraire et artistique. Elle rappelait enfin le caractère pragmatique et actionnel de ces accounting practices, nous invitant à prolonger ses réflexions : comment l’œuvre performe-t-elle une identité de genre ?

Cette question est également soulevée par l’exposition au musée Rimbaud, comme par les performances de Ségolène Thuillart, AC Hello, Cécile Richard et Aziyadé Baudoin-Talec qui ont accompagné son vernissage. Pour autant, sa feuille de présentation se focalise moins sur l’idée d’une « poésie féminine », dont l’existence est par ailleurs aussi contestable que contestée (voir Poet·e·ss·e·s. Qu’est-ce qu’une femme poète ? Histoire, création, politique) que sur la dimension intermédiale qui unit les œuvres des 21 poétesses exposées. Le concept d’intermedia, forgé par Dick Higgins en 1965, qualifie en effet des créations qui opèrent une synthèse entre les médiums de plusieurs disciplines artistiques traditionnelles, mais aussi entre des médiums artistiques et des médiums ordinaires. Et c’est à cette observation matérielle qu’incite l’exposition, qui montre non seulement des œuvres reléguées par l’histoire littéraire et artistique, mais aussi la vivacité des pratiques contemporaines travaillant la visualité de l’écrit.

 

Approches matérielles de l’écrit

Une place importante est accordée à la dactylopoésie, mutation technologique du calligramme typographique qui explore les possibilités techniques de la machine à écrire, et à ses prolongements par les logiciels de traitement de texte. Outre les dactylopoèmes de la lettriste Maggy Mauritz (1968) et ceux d’Esther Ferrer (années 1970), sont exposés le livre de Françoise Mairey, Substitution (1977) [photo 01], dont les compositions explorent le caractère concret de la lettre, les mouvements de la machine à écrire et les deux couleurs de son ruban ; celui de l’écrivaine Suzanne M. Bernard, Un livre à inventer (1962) [photo 02] et plusieurs ouvrages spatialistes d’Ilse Garnier, dont Blason du corps féminin (1979) [photo 03]. Parmi les deux générations suivantes, Édith Azam et Camille d’Arc blasonnent aussi le corps féminin à l’aide de la lettre, la première avec des feuillets originaux de Mon corps est un texte impossible (Atelier de l’agneau, 2022) [photo 04] et la seconde avec Esper-Me (2021), Alphabet Vulve (2020) et SuccEssioN (2019) [photo 05], qui associe aux lettres la photographie sur papier transfert. Cette thématique du corps traverse d’ailleurs toute l’exposition, qu’il s’agisse d’un corps intime, d’un corps politique (Cozette de Charmoy) ou d’un corps dans ses relations aux espaces naturels et technologiques (Hortense Gauthier).

Le traitement plastique des signes graphiques adopte aussi une perspective plus picturale lorsqu’il use d’autres techniques. Les tirages sérigraphiques monochromes des hypergraphies lettristes d’Aude Jessemin et de Maggy Mauritz [photo 06] mêlent signes alphabétiques, numériques, idéographiques existants ou inventés, les assemblant parfois avec des éléments ready-mades. Quant aux œuvres originales de Cozette de Charmoy, « La tour Eiffel » (1977) et « Les Voyelles de Rimbaud » (1979) [photo 07], elles ont recours aux pochoirs, au collage d’extraits de presse, aux tampons, aux feutres et à la gouache. Les Poèmes (1959) [photo 08] de Suzanne Bernard, l’exégète de Rimbaud, sont des manuscrits clichés. Poema de los números primos d’Esther Ferrer, qui fait partie d’une série réalisée au milieu des années 1980, et « Les Truqueuses… » (2022) [photo 09] de Liliane Giraudon, premier rouleau d’écriture d’une série en cours, utilisent l’encre sur papier ou le feutre sur calque ; « CDI » de Ségolène Thuillart fait contraster l’esthétique pop du néon et son sujet lié au droit du travail. Enfin, Cécile Richard [photo 10], qui se réapproprie les techniques du cut-up inaugurées par les dadaïstes, prélève mots et expressions dans des ouvrages pour les assembler et les redisposer sous cadre, ce déplacement médiologique la conduisant à doter le poème d’une troisième dimension, celle de la sculpture.

Si ces œuvres travaillent l’image de l’écrit et son impact visuel, les poésies intermédiales mettent également en relation écrit et image. Parmi les représentantes de la première génération, ces collages donnent parfois lieu à des œuvres féministes. C’est le cas de Immaculate Contraception (1971) [photo 11], dans lequel Cozette de Charmoy réserve au pape Paul VI, dont l’encyclique « Humanae vitae » (1968) condamna la contraception, un « traitement spécial » (comme l’indique le tampon « special handling ») en le dotant d’une paire de seins. Jouant des effets d’illustration entre les éléments visuels et plastiques, la série des Planches anatomiques (2020- ) de Michèle Métail, accole des images anciennes découpées et coloriées à des expressions toutes faites. Ce même rapport illustratif se retrouve dans la série Cardiopoesia de Chiara Mulas, où le texte enserrant le cœur dessiné vient commenter sa forme. En revanche, les collages constructivistes de Marie Bauthias laissent au visiteur le soin de répondre aux énigmes de la confrontation des éléments assemblés.

Toutes ces pratiques témoignent d’un goût certain pour l’exploitation de matériaux ordinaires, voire pauvres. On peut évoquer les poèmes de la série Lingettes Décolor Stop (2019-2022) de Natacha Guiller, réalisés avec tampons encreurs, Tipp-Ex et stylo bille sur des lingettes humides au sortir de la machine à laver. Les casquettes brodées (2020) et les formulaires encadrés (2020) de Ségolène Thuillart [photo 12], dont les dimensions politique et sociale peuvent rappeler certaines oeuvres de Cozette de Charmoy ou d’Esther Ferrer ; les dessins au stylo bille et crayon à papier d’AC Hello (2021) [photo 13] ou encore Acier trempé (2019) de Guylaine Monnier, carnet en papier chiffon épais dans lequel le poème sert de patron à la couture : une fois les lettres piquées, le poème est retiré pour ne laisser qu’une sorte de Braille. Guylaine Monnier expose aussi La Ronde AR (2017), dont la version papier encadrée est accompagnée d’un QR Code permettant d’expérimenter le même poème en réalité augmentée, animée et sonore.

 

Une scénographie sensible et intuitive

Il y avait bien des manières de scénographier cette profusion d’œuvres dans l’unique salle de l’Auberge verte du musée Rimbaud : opter pour un parcours chronologique, par artiste, thématique, ou encore par type de document. L’exposition, en réalité, ne suit aucun de ces systématismes. La principale contrainte matérielle était le recours aux vitrines pour exposer les livres, et encore elle est en partie déjouée par les formats de certaines œuvres exposées. Alors que les feuillets de Blason du corps féminin (1979) d’Ilse Garnier sont accrochés en série aux cimaises, ceux de Rythmes et silence (1980) jouxtent la pochette qui les rassemble dans la vitrine consacrée à la poétesse, illustrant par là même la labilité médiologique de ses œuvres. Il s’agit-là de la seule vitrine consacrée exclusivement à une autrice, les deux autres rassemblant par affinités visuelles ou par nécessité les ouvrages restants ou les œuvres fragiles.

Elle(s). Poétesses intermedia en France de 1959 à 2023 n’est pas une exposition conçue par un conservateur de musée, mais par un connaisseur et collectionneur qui privilégie l’approche sensorielle des œuvres à leur appréhension intellectuelle. La feuille de présentation au format A4 collée à l’entrée est le seul texte de salle. L’accrochage fait le choix de la simple juxtaposition des œuvres accompagnées de cartels minimalistes, suscitant des rapprochements inédits entre les époques, les artistes et poétesses, les techniques des œuvres. Ce dialogue, qui suit une certaine « logique de la sensation », pour faire un clin d’œil à Deleuze et à Rimbaud, révèle des affinités variées. Parfois le voisinage des œuvres semble procéder du rapprochement esthétique : les couleurs ainsi se répondent de l’œuvre sur papier de Maggy Mauritz (1967) aux Lingettes Décolor Stop (2019-2022) de Natacha Guiller [photo 14]. Les similitudes technologiques président à l’agencement d’un îlot étoilé de dactylopoèmes [photo 15] rassemblant Françoise Mairey, Maggy Mauritz, Isle Garnier, Esther Ferrer, Camille d’Arc ou d’un mur consacré intégralement aux collages d’Ilse Garnier, de Michèle Métail et de Chiara Mulas [photo 16]. Enfin, certains agencements laissent le visiteur réfléchir aux points de contact entre les œuvres d’Esther Ferrer, Cozette de Charmoy, Ségolène Thuillart et Natacha Guiller toutes présentées sur un même mur [photo 17], ou au rapprochement du mouchoir brodé (Faire ses lignes, 2018) d’Elsa Escaffre et des Poema de los números primos d’Esther Ferrer qui a aussi décliné cette série de poèmes en points de couture [photo 18].

L’exposition collective donne également à voir la dimension performative de ces poésies intermédiales. Deux écrans font défiler des vidéos des performances et actions de 14 des poétesses exposées [photo 19]. À ce dispositif classique de présentation, s’ajoutent la présentation sous vitrine d’un vinyle 45 tours des œuvres sonores d’Ilse et Pierre Garnier [photo 20] ; le simple affichage du poème Fluez et de son protocole d’activation (2022) qu’Aziyadé Baudoin-Talec a performé pour le vernissage [photo 21], et deux versions de l’œuvre de Cozette de Charmoy, Champ de bataille (1995), en sérigraphie au format affiche et sous forme de rouleau au tampon encreur, qu’elle utilisait pour ses lectures [photos 22 et 23]. Si les vidéos ont un statut documentaire, ces expôts particuliers ont une valeur esthétique en eux-mêmes tout en faisant signe vers une autre scène, amorçant dans l’imaginaire du visiteur l’œuvre sonore, la performance ou la lecture dont ils sont les dépositaires, les préalables ou les résidus.

Reste que pour apprécier les subtilités de cette déambulation libre, il est sans doute nécessaire d’être un observateur averti ou un curieux invétéré, ce qui est souvent le cas lorsque les œuvres sont présentées dans une galerie. Mais dans une exposition muséale le visiteur peut être désarçonné par la concision du discours d’accompagnement. En privilégiant une scénographie sensible et intuitive dépouillée de tout didactisme, Elle(s). Poétesses intermedia en France de 1959 à 2023 semble ainsi se tenir à mi-chemin de la galerie et du musée.

 

Anne-Christine Royère (Université de Reims Champagne-Ardenne)
Commissaire d’exposition et scénographe : François Massut pour l’association Poésie is not dead
Pas de catalogue, mais programme téléchargeable sur Biennale internationale de poésie « Les Ailleurs »

Pour citer cet article:

Anne-Christine Royère, « Elle(s). Poétesses intermedia en France de 1959 à 2023 (Charleville-Mézières) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Oct 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/elles-poetesses-intermedia-en-france-de-1959-a-2023-charleville-mezieres/, page consultée le 03/10/2024.