Carnet de visites

25/03/2025

Dante à la Bibliothèque Royale de Belgique. Un voyage dans la Divina Commedia

KBR (Bibliothèque royale de Belgique) Commissaire(s): Wim de Vos

     

C’est le 25 mars 1300 que Dante, égaré au cœur d’une « selva oscura », entama son célèbre voyage à travers les trois royaumes de l’au-delà chrétien, s’engageant ainsi dans une aventure littéraire destinée à marquer l’histoire de la littérature des siècles à venir. Depuis 2020, en vue du septième centenaire de la mort du sommo poeta, cette date symbolique est devenue le Dantedì, la journée nationale consacrée à Dante Alighieri et à son chef-d’œuvre La Divina Commedia.

À l’occasion du Dantedì 2025, la Bibliothèque Royale de Belgique (KBR), en collaboration avec l’Istituto Italiano di cultura di Bruxelles (IIC), a organisé une exposition éphémère d’un jour et demi (les 25 et 29 mars) pour célébrer Dante et la portée de sa réception littéraire et artistique à travers les siècles. Conçue comme un véritable voyage dans l’univers surnaturel imaginé par Dante, l’exposition se déploie en deux espaces complémentaires permettant d’appréhender l’œuvre du poète florentin sous des angles multiples : la première salle, aménagée dans le Librarium de la KBR, est consacrée à des illustrations modernes de la Divina Commedia ; la deuxième salle, installée dans la Salle des Manuscrits, met en lumière de précieux documents conservés par l’institution, parmi lesquels des textes dantesques ainsi que des commentaires plus tardifs.

La première salle de l’exposition, plongée dans une semi-obscurité évocatrice, présente une série de planches illustrées de la Divina Commedia signées par deux grands maîtres du XXe siècle : Auguste Rodin et Salvador Dalí. Les planches sont toutes issues de deux éditions de luxe du poème : un livre d’artiste édité par le Cercle lyonnais du livre en 1955 sur la base des dessins préparatoires de Rodin (notamment pour La Porte de l’Enfer) et une édition de la Divina Commedia illustrée par Salvador Dalí sur commande des autorités italiennes pour la célébration du septième centenaire de la naissance du poète en 1965. La particularité de ces deux éditions françaises du poème réside dans le fait qu’elles sont toutes deux constituées de feuilles interchangeables, c’est-à-dire de pages non reliées qui peuvent être aisément sorties, déplacées et, bien entendu, exposées.

 

Une sélection de ces précieuses feuilles illustrées a été placée à l’intérieur des vitrines du Librarium permettant au visiteur de parcourir différentes sections des deux œuvres sans avoir à toucher ou à feuilleter l’objet livre. Les feuilles, toutes uniques, sont présentées tantôt en série continue et tantôt en association avec l’extrait de la Divina Commedia correspondant en suivant fidèlement l’itinéraire emprunté par le poète à travers l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. L’organisation des vitrines guide ainsi le visiteur à travers un parcours structuré selon l’architecture tripartite de l’œuvre. Ce cheminement thématique est clairement balisé par de petites étiquettes placées à l’intérieur de chaque vitrine et précisant à quel cantique du poème dantesque se rapportent les documents exposés.

Les vitrines sont délibérément dépourvues de tout cartel explicatif ou descriptif, encourageant le visiteur à focaliser toute son attention sur les documents exposés. Cette absence de texte supplémentaire confère aux vers de Dante un rôle prééminent dans la scénographie. Seuls éléments de la vitrine en mesure de renseigner le visiteur sur les supplices infernaux ou sur les joies du paradis représentées dans les planches, les extraits dantesques (dont certains vers particulièrement significatifs ont été proposés en italien et en traduction néerlandaise sur des petits billets) incitent naturellement à une lecture qui se conjugue avec la contemplation des œuvres d’art. L’effet produit par ce dispositif iconotextuel en est un d’immersion complète dans l’univers de Dante tel qu’il a été imaginé et interprété par Rodin et Dalí.

Dans la deuxième salle, aménagée dans l’espace de la KBR consacré aux manuscrits et imprimés anciens, les visiteurs sont invités à un parcours de découverte et de consultation de documents rares issus des collections de l’institution. Disposés en demi-cercle sur cinq tables, ces documents précieux sont présentés selon un ordre chronologique allant des manuscrits plus anciens aux éditions illustrées plus récentes. Parmi les pièces maitresses de cette section, on trouve un manuscrit du IXe siècle des Géorgiques de Virgile, un remarquable exemplaire de la Divina Commedia datant d’environ 1350 (30 ans seulement après la mort de Dante) et produit à Florence, ainsi que des incunables et post-incunables de textes de Dante et plusieurs éditions imprimées rares allant du XVIe au XXe siècle.

Dans cet espace, l’approche expositive change radicalement par rapport à la première salle. Ici, les lumières sont hautes et les documents sont tous exposés sans protection vitrée, ce qui permet aux visiteurs de les découvrir de près. Dans cette deuxième salle, des cartels trilingues apparaissent également, détaillant les caractéristiques formelles, l’histoire et le contenu de chaque document (datation, lieu de production, type de reliure, imprimerie, court résumé, etc.).  Le plus surprenant, dans cette deuxième partie de l’exposition, est cependant le dispositif de médiation et de consultation ad hoc et à la demande mis en place par la KBR : derrière chaque document se tiennent des spécialistes de l’institution qui, tels de modernes Virgile, sont là pour accompagner et guider les visiteurs à travers la découverte de ces objets précieux. Ainsi, ces spécialistes du livre partagent leurs connaissances ainsi que des informations et des curiosités, répondent aux questions du public, manipulent les manuscrits et documents et se font un véritable plaisir de montrer des passages précis sur demande. Manipulés avec soin par le personnel de la KBR, les manuscrits et les imprimés anciens se dévoilent ainsi page après page, révélant leur texture, leur mise en page, leurs miniatures, leurs annotations et illustrations.

L’un des grands atouts de ce dispositif de médiation et de consultation ad hoc – possible exclusivement dans le cadre d’une exposition éphémère comme celle-ci et avec une circulation du public très contrôlée – est qu’il permet de contourner efficacement l’un des principaux obstacles inhérents à l’exposition du livre : l’impossibilité de montrer l’intégralité du livre et la nécessité de devoir se limiter à la présentation d’une seule et unique double-page. Le dispositif expositif mis en œuvre par la KBR parvient parfaitement à respecter et à préserver la fragilité des pièces présentées tout en restituant aux livres leur dimension vivante et dynamique d’objets matériels faits pour être touchés et feuilletés. Bien que cadré et médié, le contact est bel et bien là restituant ainsi au livre son statut d’objet à lire, à explorer, à questionner, bien plus qu’à simplement admirer.

Du public spécialisé des étudiants et des universitaires aux amateurs de littérature, tous ont trouvé dans cette proposition une invitation à (re)lire La Divina Commedia et à (re)découvrir Dante sous un jour nouveau. Cette exposition, bien que très courte, a été à notre avis une réussite incontestable. Ce qui fait la singularité de cette initiative, c’est à notre avis surtout sa capacité à dépasser les limites traditionnellement imposées à l’exposition du livre. Grâce à un double dispositif — les feuilles interchangeables dans la première salle et la médiation ad hoc dans la seconde — la KBR a su efficacement restituer aux livres leur dimension matérielle d’objets non seulement concrets mais aussi riches et complexes. L’initiative a été un succès tant par sa capacité à transmettre toute la complexité des livres en tant qu’objets matériels que par la qualité de la médiation proposée. En combinant érudition et sensibilité, cette exhibition a su transformer la consultation de textes anciens en une expérience immersive, vivante et partagé, permettant à chacun.e de se familiariser de manière interactive avec l’histoire du poète florentin et de ses œuvres.

Un pari ambitieux pour un événement d’une si courte durée, mais un pari parfaitement relevé.

 

Chiara Zampieri

(KU Leuven / Vrije Universiteit Brussel)


Pour citer cet article:

Chiara Zampieri, « Dante à la Bibliothèque Royale de Belgique. Un voyage dans la Divina Commedia », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Mar 2025.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/dante-a-la-bibliotheque-royale-de-belgique-un-voyage-dans-la-divina-commedia/, page consultée le 19/04/2025.