Carnet de visites
Dans la Pologne du Roi Mathias
Musée Polin de Varsovie Commissaire(s): Tamara Sztyma, Anna CzerwińskaDans la Pologne du Roi Mathias
In King Matt’s Poland. The 100th Anniversary of Regaining Independence
Exposition bilingue polonais- anglais
9 novembre 2018 – 1er juillet 2019
Cette exposition temporaire tenue au musée Polin de Varsovie à l’occasion du 100ème anniversaire de l’indépendance polonaise s’adresse aux enfants de 10 ans, à l’instar du protagoniste du livre Le Roi Mathias 1er (1923) de Janusz Korczak (1978-1942), figure majeure de la pédagogie de l’enfance. Elle les engage à réfléchir à rien moins que la démocratie : comment gouverner un pays ? Est-ce si facile ? Mais surtout quel rôle pour le citoyen lorsqu’il s’agit de participer à la construction d’un pays ? Bien sûr le document de communication convie aussi les adultes, et a fortiori les parents, même si, comme l’écrivait Janusz Korczak avec humour, « il y a des chapitres qui ne leur sont pas destinés ». Non que l’exposition soit constituée comme un livre, mais elle garde l’esprit de ce roman pour la jeunesse. Le pédagogue a tellement pensé la relation enfant-parent que le texte de communication ne pouvait que les inviter conjointement.
Le parcours commence habilement par un film puis s’enchaînent des salles destinées à se mettre dans la peau de Mathias. La courte vidéo remplit une triple mission : résumer l’histoire de la Pologne, qui fut ni plus ni moins rayée de la carte (première guerre, puis traité de Versailles, puis seconde guerre), présenter l’écrivain Janusz Korczak (un médecin de Varsovie qui écrivit ce best-seller de l’histoire littéraire de la Pologne pour expliquer la gouvernance d’un pays en imaginant une égalité des droits entre adulte et enfant) et, enfin, donner le fil directeur de l’exposition à savoir penser la capacité de l’enfant à être citoyen. Sans doute le mural d’objets historiques retient-il moins l’attention malgré des invitations à se saisir d’un ballon posé au pied du mur. Ce mur tente certes de faire liaison entre la vidéo et le premier espace, mais placé à gauche et moins éclairé, il est plutôt un passage obligé, un sas. Rien n’est dit de la biographie de Janusz Korczak, si connue des Polonais en raison de son œuvre littéraire, de sa défense des droits de l’enfant et de son choix d’être déporté avec les enfants juifs de son orphelinat. Même si là n’est pas le propos, Janusz Korczak est-il cependant aussi connu des visiteurs non polonais que d’autres grandes figures de la pédagogie nouvelle du XXe siècle ? Quoi qu’il en soit, l’enjeu supplante toute idée d’hagiographie et le visiteur sait être dans le musée de l’histoire juive. Et s’il se rend sur la page du site dédiée à cette exposition, il y lira une très brève biographie.
Exposer un livre jeunesse par son illustration ?
Une fois la vidéo visionnée, commence le compagnonnage avec Mathias ; l’univers se veut immersif, grâce à une homogénéité des illustrations de Iwona Chmielewska conçues pour cette exposition, et donnant lieu à un album jeunesse co-édité (en polonais) par le musée et les éditions Wolno. Dans la veine d’un Georges Lemoine, ces illustrations n’actualisent pas Mathias au XXIe, au contraire elles datent le récit dans le temps diffus des jeunes princes fin XIXe-début XXe et prolonge l’esthétique de la photographie que l’écrivain nous dit avoir souhaité faire figurer dans son livre. Une longue citation murale de l’auteur explique la raison d’être de ce portrait (qui fait quelque peu oublier l’académique présentation de la première édition sous vitrine ouverte sur la page de garde). Cette longue citation n’est ni plus ni moins l’incipit du livre, que nous vous livrons ici en français :
Au temps où j’étais semblable à l’enfant représenté sur cette photographie, je voulais faire moi-même tout ce qui est raconté dans ce livre. Ensuite, j’ai oublié ces histoires, et à présent, je suis vieux. Maintenant je n’ai plus le temps et la force de mener une guerre, ni de partir chez les cannibales. Et si je présente ce portrait, c’est qu’il est plus important d’indiquer à quel moment j’ai vraiment désiré être Roi que de savoir quand j’ai écrit les aventures du Roi Mathias. Je pense qu’il est préférable de montrer des photographies de Rois, de voyageurs ou d’écrivains, sur lesquelles on ne les voit ni adultes ni vieux, car cela permet de s’imaginer qu’ils ont été sages depuis toujours, comme s’ils n’avaient jamais été petits. Les enfants pensent qu’ils ne pourront jamais devenir ministre, voyageur ou écrivain, cela n’est pas vrai. (Traduction de M. Wajdenfeld, 1967).
Un portrait photographique de l’auteur en noir et blanc à l’âge de son héros qui prime sur l’adulte jouxte la citation. Le parti-pris est de renvoyer à une esthétique en lien avec ce portrait et en accord avec la citation programmatique : la symbolique du voyage, l’acte d’écrire seront déclinés en dessins inédits créés pour l’occasion, et donnant lieu à une nouvelle édition du livre.
Et pour autant qu’il s’agisse de l’accessoire du roi, le motif graphique décliné dans toutes ces salles est celui de la couronne devenue roue de la fortune, dents de lion, et même parachute… L’imagination s’invite.
Rappelons quand même le propos du livre en un bref résumé : à la mort de son père, Mathias devient roi. D’abord dupé par ses ministres puis attaqué par ses trois pays voisins, il part au front et revient en soldat victorieux. De retour ; il veut être un roi réformateur. Soucieux d’égalité, il ouvre un parlement des enfants. Son chemin sera parsemé d’embûches jusqu’à la prison, l’exil… À ses côtés un roi africain (à qui il demande de ne plus être cannibale, ce qui explique l’allusion aux cannibales dans l’incipit), une jeune fille féministe… Réformer, rendre un peuple heureux n’est pas simple. Le récit a beau se dérouler dans un pays imaginaire, il est un fidèle reflet de la réalité de son époque.
Puisqu’il est question de rendre l’enfant acteur, les incitations à l’engagement du corps vont ponctuer cette première partie du parcours : jouer au ballon, tirer sur la queue du lion, s’approcher de la visionneuse pour regarder, sentir des odeurs dès lors qu’un texte évoque le chocolat. Autant d’incitations à manipuler qui prédisposent à une liberté de corps, ce qui facilitera l’engagement dans la seconde partie de l’exposition, résolument interactive. L’immersion dans le livre de Korczak est donc moins un retour solennel à un canon du livre de jeunesse qu’un prélude à la mise en questionnement et en mouvement. Dans la dernière salle de cette première partie, au parcours contraint, sont exposés les originaux de l’illustratrice Iwona Chmielewska sollicitée par le musée.
Rendre au texte sa capacité de questionner ?
La seconde partie est un espace qui contraste fortement par son ouverture, sa blancheur et son caractère interactif. Toute manipe peut se faire indépendamment des autres ; voter, peser au sens propre et équilibrer des poids budgétaires… Le cercle de parole permet aussi à un médiateur de faire prendre position aux enfants dans l’espace, d’un côté ou l’autre de la ligne (ligne blanche au sol au milieu du cercle de parole, voir la photographie ci-dessus), ce qui évite la passivité de certains et rappelle le principe de réunion-débat pensé par le médecin pédagogue. Le pouvoir, une réforme : comment cela marche-t-il ? L’intention est de faire vivre l’expérience d’un laboratoire de la démocratie. La forme du laboratoire ne pouvait qu’entrer en résonance avec la pensée de Janusz Korczak, inscrite dans la lignée de la pédagogie nouvelle, active.
Sans doute certains dispositifs sont plus ludiques (se déguiser) ou narcissiques (être pris en photo couronne sur la tête en enfant-roi) que questionnants. D’autres obligent à ne pas simplement activer le jeu et à faire en sorte que cela marche : ainsi de l’équilibre des comptes dans une balance, qui permet de pondérer entre taxes et investissements choisis.
Les consignes sont très claires pour les différentes activités : trouver des points communs entre habitants, positionner des magnets sur une carte pour géolocaliser le pouvoir, choisir le paysage de sa ville en positionnant des filtres…
Pour ceux qui gravissent le petit escalier en colimaçon qui n’est pas qu’un dispositif de mirador pour surplomber l’exposition tel un roi sur ses sujets, ils découvrent une salle dont une vidéo occupe tout un mur, quand son vis-à-vis expose des photos. La vidéo montre le work in progress de la conception des costumes portés par les personnages sur les photos.
Il s’agit d’un atelier (Who looks after the state ?) conçu par l’artiste Iza Rutkowska qui dialogue avec les enfants, les interroge sur le nouvel habit possible pour un citoyen après l’avoir rencontré et avoir discuté de son métier dans la cité. La collaboration est activée entre enfant et adulte (collaboration qui peut être conflictuelle, comme l’écrivit Janusz Korczak) plutôt que de reconduire des conduites liées au principe d’autorité.
Ainsi du spécialiste de la sécurité du musée Polin. Le fait que les costumes soient, quant à eux, placés dans le hall peut faire figure d’appel, mais ils semblent toutefois déconnectés et davantage propices au déguisement.
Le résultat importe moins, à nos yeux, que la démarche.
Voilà comment un livre jeunesse peut inspirer une exposition à tiroirs : une exposition à l’ambiance classique en hommage à l’écrivain basée sur une création commandée à une illustratrice et un laboratoire de questionnements basé sur des manipes. Ces dernières, en accord avec la thématique citoyenne, permettent de jouer en collectif, à l’exception d’un jeu au sol pour joueur unique, et dont le chemin s’illumine au fil de son déplacement, dès lors qu’il choisit entre deux ou trois alternatives pour se déplacer jusqu’à une courte phrase sur le processus de décision, individuel ou collectif. Non pas une recette, mais un questionnement. Nous avons pu voir une mère à la périphérie du jeu qui montrait du doigt un chemin à son fils, hésitant à poser le pied… C’est juste dire qu’un jeu se fait toujours dans un contexte précis, comme un enfant l’est toujours aussi. Dans ses essais, Janusz Korczak n’a cessé de l’écrire, mettant toujours l’enfant en contexte et en relation : en famille, à l’école à l’internat (dans ses essais), à la cour, à la guerre, en voyage (dans son roman). L’interaction entre visiteurs, entre les jeunes, en famille, et avec un médiateur ou éducateur nous a semblée très présente.
Et l’affiche déclinée sur les supports, soit le garçon soit la fille, se met au goût du jour en pensant aussi aux reines… (et qui sait, à cette jeune fille féministe Klou-Klou qui devient l’amie du roi Mathias). L’exposition active la création artistique, la participation et la réflexion. Elle dépasse la mise en scène de l’écrin pour un livre, vite oublié en tant qu’objet consigné en début de parcours. Le personnage prend dimension, l’enfant visiteur s’incarne progressivement en roi pensant. Comme si le parcours tentait de transmuer le narcissisme en identification, la toute-puissance en conscience, tout en gardant l’idée d’un enfant capable !
Et toujours citer…
Au livre proprement dit, revenons-y. Outre sa présence matérielle, en sont extraites de nombreuses citations pour affichage mural dans la première partie : du droit à l’école quelle que soit sa condition aux explications sur le temps de fabrication d’un produit.
De quoi donner envie de relire Le Roi Mathias 1er, dont voici une citation qui donne un exemple simple pour expliquer ce qu’est une loi :
- […] Je vais déjà faire quelques réformes. Il faut que demain chaque élève reçoive à l’école une livre de chocolat ! (dit Mathias)
- Si les voyous et les paresseux ont droit aussi au chocolat […] (dit le ministre de l’Education nationale)
- Tout cela est très beau, mais ce n’est pas une réforme. C’est seulement un cadeau royal pour les enfants des écoles. Si le Ro Mathias avait fait une loi pour que chaque élève obtienne journellement, aux frais de l’Etat, du chocolat, ce serait autre chose. Ce serait déjà une loi. Mais autrement, ce n’est qu’un régal, un cadeau-surprise. (dit le ministre de la Justice)
Et, tiré de Comment aimer un enfant du même auteur, un commentaire de la réédition de 1929, une citation qui ne figure pas dans l’exposition :
Je ne savais pas à l’époque de quelle mémoire, de quelle patience peut être doué un enfant. Beaucoup d’erreurs viennent du fait que nous ne rencontrons que l’enfant esclave, dénaturé par la contrainte, exaspéré, révolté ; pour le voir tel qu’il est, tel qu’il pourrait être, il nous faut faire un grand effort d’imagination.
Au vu de la première partie de l’exposition, le livre n’est pas un simple prétexte. Et dans la seconde, il est devenu un « principe actif » pour penser le contemporain. Tout comme la muséographie de l’univers d’un livre et de la pensée qui le sous-tend, une exposition de questionnements suppose aussi de l’imagination.
Isabelle Roussel-Gillet (Université d’Artois)
Pour citer cet article:
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, « Dans la Pologne du Roi Mathias », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Nov 2018.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/dans-la-pologne-du-roi-mathias/, page consultée le 05/12/2024.