Carnet de visites

Couper/coller. Reconfigurer la bande dessinée à l’ère numérique

EPFL Commissaire(s): Olivier Stucky, Raphaël Oesterlé, Peter Grönquist

Située dans un des pavillons de l’EPFL à Lausanne, l’exposition Couper/coller explore l’importance du format dans la bande dessinée, avec une attention particulière pour le travail de reconfiguration d’œuvres de bande dessinée sous différents supports, du magazine au livre et du papier au numérique, en prolongeant à l’intelligence artificielle. L’exposition vient clôturer un projet de recherche FNS Sinergia, rassemblant des chercheurs et chercheuses de l’Unil et de l’EPFL autour de la reconfiguration de la bande dessinée à l’ère numérique (on pourra lire un article programmatique de Raphaël Baroni, Gaëlle Kovaliv et Olivier Stucky sur Belphégor et explorer un dossier thématique sur le sujet sur Comicalités). Si l’exposition est consacrée à cette mise en valeur des différentes facettes de ce projet, elle ne se limite pas à un travail de communication scientifique et offre une vraie proposition scénographique, invitant à appréhender ces reconfigurations de la bande dessinée sur différents supports par une prise en main.

En mettant d’abord en lumière les supports de reproduction et de diffusion de la bande dessinée, imprimés comme numériques, Couper/coller se situe à l’opposé d’expositions de bande dessinée qui survalorisent parfois la planche originale au prix de son rapport à l’objet éditorial. Les seules planches originales présentées, et qui accueillent les personnes visitant l’exposition, témoignent parfaitement de ce même parti pris. Ces trois planches ne sont ni des pièces d’exception, ni des planches au dessin ou au graphisme marquant, ni même des planches avec une unité narrative qui permette une lecture en situation d’exposition. Ces trois planches de petite taille offrent plutôt des traces matérielles d’une pratique de couper/coller chez un dessinateur-éditeur comme Marijac, qui recyclait ses propres bandes dessinées pour différentes publications périodiques aux formats parfois forts différents. Ces recyclages impliquaient une reconfiguration, à l’aide de ciseaux, de colle, et de rajouts à l’encre, pour adapter le récit graphique à un nouveau format matériel. Cette pratique était alors répandue, d’autant plus que les planches originales n’avaient aucune valeur en dehors de leur fonction utilitaire dans un processus de reproduction et d’impression. Juxtaposant les éditions en question, ces trois planches inscrivent l’enjeu de la reconfiguration dans une longue histoire de la bande dessinée et des formats, donnant ainsi le ton pour l’exposition, qui multiplie les cas exemplaires de reconfiguration de mises en pages de bande dessinée.

La première salle de l’exposition est ainsi organisée autour d’une série d’exemples de reconfiguration matérielle de la bande dessinée franco-belge. L’espace est séparé en diagonale par un mur d’exposition, qui organise ainsi une distinction entre la reconfiguration numérique de la bande dessinée papier d’une part, et les reformatages de l’objet imprimé, présentés sur l’autre versant. La scénographie permet de se confronter à ces réaménagements éditoriaux selon différents dispositifs.

Un carrousel d’appareils électroniques, au centre duquel le visiteur est invité à s’asseoir, permet de comparer différentes versions de L’Incal de Mœbius, entre l’album et sa remédiatisation numérique, décliné sur des écrans de taille et des plateformes de visionnage très différentes. En passant rapidement d’un appareil à l’autre, on se rend très vite compte des solutions techniques plus ou moins heureuses (ou malheureuses) trouvées pour adapter la mise en page de la bande dessinée suivant les dimensions de l’écran d’accueil.

Au mur, c’est le mouvement inverse d’adaptation de l’écran au papier qui est présenté à travers cinq exemples de bandes dessinées nativement numériques, représentant différents formats et tendances (du blog au webtoon), et ensuite adaptées pour une publication en livre. L’œuvre numérique est à chaque fois accessible sur un appareil informatique contemporain de sa première publication (des machines prêtés par le Musée Bolo, musée de l’informatique et de la culture numérique hébergé à l’EPFL). La publication papier est placée à portée de main et offerte au feuilletage, invitant là encore à un jeu des comparaisons.

Enfin, une table est consacrée au format du CD-ROM, constituant une des premières modalités de reconfiguration “multimédia” de la bande dessinée dans les années 1990, et permet de ‘jouer’ avec l’adaptation du Piège diabolique d’E.P. Jacobs sur CD-ROM par les Editions Blake et Mortimer en collaboration avec la société Index+ et France Télécom Multimédia. L’adaptation intègre en effet des fonctionnalités vidéoludiques (du type point & click), transformant complètement l’expérience de lecture et la manière d’arpenter les planches de Jacobs (pas forcément pour le plaisir des lecteurs et lectrices de bande dessinée). L’expérience peut être autant frustrante que jouissive par le côté rétro et archaïque du design, de la qualité des couleurs et de la fonctionnalité ; mais elle a surtout le mérite de nous confronter à l’objet en tant que tel, dans une démarche d’archéologie des médias précieuse pour la bande dessinée numérique. L’histoire de la bande dessinée numérique repose sur des productions éphémères, soumises à une obsolescence rapide, et à un archivage encore précaire : on sait à quel point certaines œuvres exemplaires ne sont aujourd’hui plus accessibles, et se retrouvent citées et recitées sur base de descriptions existantes ou des mêmes screenshots inlassablement recirculés.

Passé de l’autre côté du mur, on retourne à des pratiques historiques de reconfiguration de la bande dessinée, mettant en lumière la variété des formats imprimés et la récurrence des pratiques de réédition dans l’histoire de la bande dessinée. Un premier pan de mur est consacré aux éditions livresques reproduisant des bandes dessinées de presse et les différentes manières de réarticuler ces comic strips : réagencement de cases, suppression de bulles en faveur de récitatifs placés sous l’image, novellisations. Le plan principal est dédié aux périodiques de bande dessinée, puisés dans les collections du Centre de bande dessinée de Lausanne, avec une composition dense alternant des encarts et des magazines encadrés formant une mosaïque visuellement très riche, soutenu par des vitrines qui juxtaposent quatre cas exemplaires franco-belges du passage du périodique à l’album, et les effets qui l’accompagne au niveau matériel, narrative, esthétique, et historique. Le dernier angle de la salle utilise un présentoir à livres, bien fourni en adaptations de bandes dessinées au format poche, et d’une vitrine reprenant l’exemple de L’Incal, adossé à celui du Lone Sloane de Druillet.

La deuxième salle bascule vers un espace plus sombre, habillé de noir avec un meublé garni de grands écrans et une longue table présentant des sous-verres rétro-éclairés. Une première vitrine prolonge la réflexion sur le format en montrant des bandes dessinées alternatives et underground traversées par l’enjeu de la matérialité et de l’imbrication entre la narration graphique, le style, les méthodes d’impression et de fabrication. On y retrouve de petites éditions utilisant différentes techniques d’impression, des fanzines à couverture unique et originale, des ouvrages à manipuler de différentes manières pour déplier le récit.

Le reste de la salle fait dialoguer des productions étudiantes réalisées dans le cadre d’un atelier à l’École supérieure de bande dessinée et d’illustration de Genève (ESBD) à partir de bandes dessinées des années 1950 (sur base d’appropriations ludiques par couper-coller) avec une forme de valorisation scientifique d’un autre volet du projet Synergia, dédié au développement de processus computationnels pour reconfigurer des bandes dessinées numérisées et les adapter à différentes dimensions d’écran. L’exposition sert en partie de vitrine à ces recherches et propose également aux visiteurs et visiteuses d’expérimenter avec un outil de conversion texte-image pour générer des images au style “bande dessinée”. Si elle donne un autre résonance à la notion de reconfiguration et permet d’ancrer celle-ci dans les enjeux actuels liés à l’IA, cette dernière partie dilue un peu la cohérence du propos, avec des écrans qui magnifient des images difficiles à cerner dans le contexte d’un rapport intime entre la bande dessinée et ses supports.

En revenant sur ses pas pour quitter le pavillon, on pourra profiter d’un coin de lecture richement fourni en éditions des plus variés, allant de grand formats A3 à de petits pockets. Ce dernier recoin nous invite à nouveau à prendre main des objets matériellement hétérogènes, suivant une stratégie scénographique qui encourage, en tout point de l’exposition, le visiteur ou la visiteuse à manipuler des objets et à découvrir l’importance des supports matériels dans la lecture de bande dessinée.

Les dispositifs scénographiques combinent en effet différentes modalités d’exposition du livre. Vitrines et cadres protègent des objets plus fragiles, figeant l’attention sur des fragments d’image : les couvertures encadrées et plaquées au mur fournissent un échantillon de la diversité éditoriale du magazine de bande dessinée, tandis que les vitrines dirigent l’attention sur des cas exemplaires de reprise et de reconfiguration graphique. À côté, on est à tout moment invité à prendre en main différents formats de publication, par la mise à disposition d’exemplaires de seconde main, qui ne sont pas enregistrés dans des fonds bibliothécaires. Cette manipulation et ce feuilletage est aussi systématiquement mis en dialogue avec l’exploration de bandes dessinées numériques par des machines informatiques d’époque différente. C’est cette juxtaposition et cette comparaison constante est enfin encadrée par un graphisme et une scénographie discrète et élégante, jouant sur des contrastes entre noir et blanc qui font ressortir les couvertures bariolées comme les images de synthèse.

Benoît Crucifix

KBR/KU Leuven


Pour citer cet article:

Benoît Crucifix, « Couper/coller. Reconfigurer la bande dessinée à l’ère numérique », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/couper-coller-reconfigurer-la-bande-dessinee-a-lere-numerique/, page consultée le 27/04/2024.