Carnet de visites

Au pays de l’esquive

Villa Beatrix Enea (Anglet, France) Commissaire(s):

 

2023 a été une année faste en termes de commémoration pour les écrivains de Nouvelle-Aquitaine. Même si l’ouverture de la Maison Pierre Loti est repoussé à 2025, plusieurs expositions ont été proposées autour de l’écrivain charentais et on pourra à cet égard consulter le programme de Loti 2023, cent ans après son décès, mis en ligne par le site de commune qui l’a vu naître sous le nom de Julien Viaud. 

Mais un autre écrivain a été mis à l’honneur en 2023 par la région Nouvelle-Aquitaine, Bernard Manciet (1923-2005), comme en atteste l’onglet “Centenaire Manciet” sur la page Culture de la région. Celui-ci aurait eu 100 ans l’année dernière, né dans les Landes, à Sabres, l’année du décès de Pierre Loti donc. Sans doute moins connu par les lecteurs francophones que Pierre Loti, Bernard Manciet est « un écrivain originaire des Landes et un des plus importants auteurs gascons du XXᵉ siècle” nous dit sa page Wikipédia. Publié en 2010 dans la prestigieuse collection “Gallimard Poésie” pour son œuvre majeure L’Enterrement à Sabres (1989), Bernard Manciet porte toute sa vie son regard de poète depuis les terres des Landes et à partir de sa langue d’origine, un occitan à la sonorité gasconne bien vivant. Licencié de lettres classiques à la Sorbonne durant la Seconde Guerre mondiale puis diplomate de 1947 à 1955, il revient sur ses terres pour reprendre la scierie de sa belle-famille à Commensacq jusqu’en 1965 où il décide de se consacrer uniquement à son œuvre littéraire. C’est à partir des années 1980 que celle-ci commence à être plus largement reconnue par un public francophone avec une série d’ouvrages publiés en français mais aussi par sa collaboration avec le jazzman Bernard Lubat dans le cadre de concerts qui lui permettent de déployer sous forme orale sa poésie.

Cette dimension pluridisciplinaire de son œuvre est par ailleurs au cœur de l’exposition proposée par la Villa Beatrix Enea de la ville d’Anglet (64), ville côtière à l’ancrage tout autant basque qu’occitan. Le Pays de l’esquive propose ainsi de découvrir plus de soixante-dix œuvres graphiques (dessins, peintures, sanguines, etc.) provenant de plusieurs fonds publics, dont la collection Valentine et Jean-Claude Marcadé donnée à la ville d’Anglet en 2021 et le fonds Bernard Manciet conservé depuis 2018 aux Archives Départementales des Landes, mais aussi de divers prêts issus de collections privées. 

Ce dialogue entre le scriptural et le pictural n’est pas exceptionnel, comme le soulignait par exemple Caroline Marie dans le compte rendu de sa visite de l’exposition Baudelaire, la modernité mélancolique proposée en 2021 par la Bibliothèque nationale de France. Celle-ci rappelait en préambule de son texte toute une série d’expositions littéraires tendant à montrer la créativité de l’écrivain et du poète au-delà de l’acte d’écriture. Cette mise en regard du texte et du dessin permet sans nul doute de renouveler le regard que le public peut porter sur une œuvre littéraire en proposant une vision plus large, plus englobante, sur le processus créatif tout en régénérant les présences de la littérature en régime expositionnel. Le livret de visite met de fait en exergue cette pulsion quelque peu hasardeuse du dessin telle qu’elle survient chez Manciet, qui croque des paysages ou des scènes de vie tout aussi bien sur des carnets, des feuilles volantes ou encore des chutes de papier, au crayon, à la craie à la sanguine, à l’encre ou à la peinture : “J’en conviens : si j’écris, si je dessine, c’est au petit bonheur la chance.”, Bernard Manciet, Et moi non plus, je ne suis pas peintre… (Préface du catalogue de l’exposition “Calligraphie de sable”, 1989).

Un parcours muséographique thématique

Concrètement, l’exposition se déploie en quatre espaces : un espace introductif et 3 salles thématiques “Salle 1. De chic”, “Salle 2. Le portrait” et “Salle 3. Le corps”. Le hall d’accueil de cette ancienne demeure de villégiature privée construite au début du XXe siècle sert ainsi d’introduction au parcours de visite, sorte d’antichambre à la scénographie proposant, en quelques vitrines et un kakémono biographique, un condensé de ce que le public pourra observer dans les salles attenantes. Si le large panneau introductif permet d’expliquer le titre de l’exposition en reprenant une citation du poète gascon – “Combien ai-je dessiné de courses de vaches ! de corridas ! de plongeons dans mes grandes vagues de province ! C’est que j’appartiens, de cela j’en suis sûr, au pays de l’esquive.” (Bernard Manciet, Et moi non plus, je ne suis pas peintre…, 1989) -, les vitrines exposent tout autant la diversité des sujets dessinés par Manciet (des paysages landais, des natures mortes ou des scènes prises sur le vif, etc.) que les supports utilisés (cahiers de cours, carnet à dessins, feuilles volantes, etc.) sans distinction chronologique ou artistique.

 

La première salle possède le titre sans doute le plus énigmatique, “De chic”, expression d’atelier nous dit le livret de visite, insistant sur la capacité de Manciet à dessiner sur le vif des impressions qu’il traduit dans ces esquisses de silhouettes de passants le long des quais de la gare Saint-Jean de Bordeaux, ces personnages à la plage croqués dans leurs postures de vacanciers, ou encore ces dessins de fleurs aux styles si différents. Traditionnelle dans les expositions ayant trait à un auteur, une citation littéraire orne sobrement les murs de la salle, en échos aux cadres positionnés à hauteur de vue des visiteurs adultes : “Nous pénétrons dans un pays tricoté de glissades et de zigzags, tissé de lignes et de points.” Accidents, 1955. Cette monumentalisation de l’écrit a l’avantage de matérialiser l’œuvre littéraire dans la scénographie, l’objet livre n’étant finalement présent que par des éditions récentes de certains ouvrages de l’auteur que le visiteur peut consulter à loisir sur les bancs mis à disposition à cet effet. Citation littéraire et dessins révèlent ainsi les liens qui unissaient Manciet à ses terres landaises, tant les sujets représentés reprennent des motifs de son proche environnement quotidien, telles ces vues de l’abbaye de Sorde dessinées au rouge à lèvre ou ces scènes rugbystiques si chères aux terres du Sud-Ouest. 

Moins énigmatique est le titre donné à la seconde salle, “Le portrait”, dans laquelle se déploient différentes représentations de la figure humaine. Deux séries de petits formats à l’encre noire et brune dédiées au torero “El Yiyo” et à l’écarteur landais “Rachou” donnent ainsi à voir ces deux personnages en mouvement dans le combat qu’ils se doivent de mener face à l’animal dans l’arène. Tous les deux sont mortellement encornés en 1985 et en 2001 ; c’est suite à ces accidents que Manciet leur dédie les courts poèmes que le visiteur peut découvrir sur un cartel disposé à proximité des cadres accrochés sur les cimaises : “Per el Yiyo” écrit en 1987 et “Rachou” en 2002. De fait, ici la littérature se fait plus discrète mais n’est pas moins présente : à côté de l’affichage de ces deux poèmes, il est également possible de consulter sur place deux recueils, Accidents (1955) et Un hiver (2010) qui se caractérisent par une galerie de personnages tous plus différents les uns que les autres. Des huiles sur toile, colorées et à la touche si personnelle, donnent par ailleurs à voir des portraits de ses proches tandis que ses autoportraits semblent pris sur le vif, réalisés à l’encre ou à la sanguine en quelques coups de crayon sur de simples feuilles blanches.

Enfin la dernière salle, intitulée “Le Corps”, donne à voir plusieurs séries très diverses où Manciet expérimente les techniques (encre de Chine, sanguine, pastel, crayons gris) et teste les limites du dessin académique pour aller jusqu’à l’abstraction des corps, féminins comme masculins. Des textes inédits évoquant sa pratique du dessin sont omniprésents : “Le dessin à l’encre de Chine m’apporte une habileté qui frôle le dérisoire. Je brûle un dessin en disant qu’il aurait très bien pu ne pas être et que rien en moi n’aurait été changé. Quoi, deux ou trois traces pourraient modifier quelque chose ?” écrit-il dans son journal le 12 juillet 1978. Dessins et écrits se répondent ainsi pour dévoiler la richesse des collections et fonds archivistiques conservés sur le territoire de la Nouvelle-Aquitaine.

Une collection territorialisée à la forte présence de langues régionales

Une scénographie sobre, des séries d’œuvres graphiques réunies par thématiques, une présence discrète du scriptural pour permettre au regard de se concentrer sur le pictural, l’exposition présente l’œuvre de Bernard Manciet sous un nouveau jour. Si cette proposition fait suite au don à la ville d’Anglet du collectionneur Jean-Claude Marcadé, elle permet également et sans nul doute de s’adresser à un public plus large que les seuls aficionados de poésie en langue occitane pour révéler un artiste peu connu mais dont l’ancrage régional sert de vecteur de transmission, pour ne pas dire de révélation, de la vitalité des langues régionales que sont, dans ce coin du Sud-Ouest de la France, l’euskara et le gascon, variante locale de l’occitan…

 

Jessica de Bideran

Université Bordeaux Montaigne

 

Exposition organisée dans le cadre des manifestations du centenaire de la naissance de Bernard Manciet (1923-2005). Organisation : Direction des Affaires culturelles – Ville d’Anglet. Comité artistique : Guy Latry, Patric La Vau, Jacqueline Nais, François Pic. Création graphique : SIGN – Bruxelles.

Pour aller plus loin : 

Afin de re-découvrir l’oeuvre de Bernard Manciet, on pourra consulter le site de l’association des Amis de Bernard Manciet : https://bernardmanciet.com/ 

Au sujet des différentes manifestations mises en place sous l’égide de la région Nouvelle-Aquitaine : Marie-Pierre Quintard, “Centenaire Bernard Manciet : une œuvre à lire, à voir et à écouter”, Prologue, l’e-média d’ALCA, URL : https://prologue-alca.fr/fr/actualites/centenaire-bernard-manciet-une-oeuvre-lire-voir-et-ecouter 


Pour citer cet article:

Jessica de Bideran, « Au pays de l’esquive », dans L'Exporateur. Carnet de visites, May 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/au-pays-de-lesquive/, page consultée le 03/05/2024.