Carnet de visites

01/09/2018

A três vinténs – à quat’ sous (Lisbonne)

Bibliothèque Nationale Commissaire(s): Joel Lima

 

« A três vinténs » (« à quat’ sous »). Un siècle de littérature populaire au Portugal, Bibliothèque Nationale (Lisbonne), du 4 juin au 14 septembre 2018

 

Éloge de la sobriété

On est ici à deux doigts du degré zéro de l’exposition littéraire : des livres dont on ne voit que les couvertures, des vitrines verticales et horizontales qui proposent des regroupements sommaires avec des légendes tout aussi discrètes, quelques agrandissements présentés sous forme d’affiches, par moments un cartel explicatif, le tout en portugais. Deux couloirs de la bibliothèque, sommairement fléchés. De catalogue, aucun. On n’osera guère citer cette exposition comme un exemple de scénographie audacieuse, et pourtant l’extrême modestie du dispositif –on ose à peine parler de mise en espace– colle parfaitement aux objets montrés, qu’une intervention muséale trop directe aurait mal servi.

A três vinténs  est en effet consacrée à un type de littérature qu’une scénographie trop riche ou trop sophistiquée aurait pu mal situer. L’édition populaire gagne à être montrée avec un minimum de moyens. À rendre trop explicites les excès que le lecteur attend et imagine sans nulle autre aide que celle des livres mêmes, le côté baroque propre aux livres populaires tomberait vite dans le kitsch. Ces derniers n’ont besoin de rien pour se faire remarquer et résonner dans l’esprit des lecteurs, lesquels sont toujours visés comme des clients. Les brochures populaires –car dans la plupart des cas, les publications qu’on range sous l’étiquette de littérature populaire ne sont même pas des livres au sens où les définit l’Unesco– sont faites pour se détacher de la foule des concurrents qui s’empilent ou s’accrochent les uns au-dessus ou à côté des autres là où elles se vendent : la première fois en kiosque, ensuite par terre ou dans les bacs des soldeurs ou des marchands d’occasion. C’est à une impression de ce genre que nous invite cette exposition aussi modeste qu’efficace, qui trouve le parfait équilibre entre pédagogie et esthétique. L’installation instruit, certes, mais sans refuser la surprise ou le divertissement, comme il convient pour ce type d’entreprises.

 

Couloir principal de l’expositionOde à la littérature populaire mondialisée

Mais qu’est-ce qu’on y trouve, et qu’est-ce qu’on y apprend ? Outre une petite anthologie des fascicules populaires venus des centres de production étrangers (France, Allemagne, Grande-Bretagne, mais aussi Pays-Bas et Belgique), A três vinténs offre une anthologie de la littérature populaire de la seconde moitié du 19e siècle et de la première moitié du 20e (après elle décline rapidement, du moins dans ses formes traditionnelles, sous les coups de butoir de la télévision).

Cette production est bien entendu sérielle et elle se confine à des genres spécifiques : il y a énormément de littérature policière, tous sous-genres confondus, ensuite un peu de westerns et pas mal de récits d’aventure, parfois centrés sur l’histoire récente ou contemporaine (les grands héros de la nation, les as de la vie moderne que sont les aviateurs), enfin un soupçon d’érotisme. Dans tous les cas les œuvres sont fortement teintées de sensationnalisme et en prise directe, quoiqu’infléchi par le goût du spectacle et des frissons, sur l’actualité, dont la littérature populaire est une traduction à double tranchant, à la fois reflet et trahison (mais il s’agit d’une trahison particulière, plus révélatrice peut-être que le reflet proprement dit).

 

 

Le Portugal et le monde

Ce qui ressort le plus de la visite, outre l’intelligence et la beauté du travail des typographes et des illustrateurs, une source de joie sans fin pour quiconque se penche sur la littérature populaire, c’est l’imbrication constante du local et du global. D’une part, une grande partie des publications sont traduites, imitées, voire plagiées, et on retrouve dans l’exposition toutes les vedettes et tous les personnages de la culture populaire de cette époque. D’autre part, les exemples étrangers incitent les éditeurs portugais à inventer non pas des formes nouvelles mais des variations, ciblant le public local, notamment dans les séries à vocation « nationale », axées sur la valeur édifiante des grands hommes et des grandes femmes (rappelons que la République n’est proclamée qu’en 1910 et que l’identité du Portugal, dont les fondateurs s’inspiraient du modèle français, était largement à inventer).

Mais surtout on découvre à quel point le pays, qu’on réduit encore trop souvent aux lieux communs du modernisme, Lisbonne étant devenue un parc à thème « Pessoa », a su donner une interprétation très attachante aux grandes mutations qui ont secoué l’édition populaire depuis bientôt deux siècles. Que le pays ait davantage importé de formes et pratiques étrangères qu’il n’en a retourné à ses voisins ne doit en rien diminuer notre admiration devant une scène culturelle aussi vivante et bariolée.

Jan Baetens
KU Leuven

 

Commissaire: Joel Lima (Biblioteca Nacional de Portugal)

Scénographie: Serviço de Actividades Culturais


Pour citer cet article:

Jan Baetens, « A três vinténs – à quat’ sous (Lisbonne) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Sep 2018.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/a-tres-vintens-a-quat-sous-lisbonne/, page consultée le 29/03/2024.