Carnet de visites

À toi de faire, ma mignonne

Musée Picasso Commissaire(s): Sophie Calle, Giovanni Casini, Juliette Pozzo

 

Pablo Picasso figure assurément parmi les artistes les plus célébrés, racontés et étudiés du XXe siècle ; non sans que ces récits se prêtent à des controverses. Comment en effet commémorer le cinquantième anniversaire de la disparition de Picasso, dont on (re)connaît aujourd’hui le comportement violent et misogyne envers les femmes ? Quelle politique adopter dans un musée monographique qui lui est consacré ? À l’invitation de Cécile Debray, commissaire de l’exposition et présidente du Musée national Picasso-Paris depuis novembre 2021, Sophie Calle s’est emparée, sur un mode résolument ironique, de l’opportunité qui lui a été offerte dans le cadre du programme Célébration Picasso 1973-2023. L’évincement quasi-total des œuvres de l’artiste catalan au sein même du musée qui lui est dédié relève à l’évidence d’un choix : celui de célébrer la disparition de l’artiste, sans lui.

De la non-commémoration à l’auto-célébration 

En faisant estimer sa collection personnelle par l’hôtel des ventes Drouot et en exposant ses principaux travaux, Sophie Calle a opté pour ce que l’on pourrait qualifier « d’exposition-testament » ; une exposition où sa propre collection raconte autant que l’artiste se raconte. Plutôt que de montrer frontalement des œuvres de Picasso — ce qu’elle ne fait d’ailleurs qu’à une reprise, dans un cabinet des consolations qui offre un tête-à-tête avec La Célestine —, elle a plutôt choisi de convoquer la mémoire et sa présence fantomatique, de parler de lui sans le montrer. Pour ce faire, Sophie Calle s’est ingéniée à effacer progressivement Picasso au profit d’un parcours qui prend volontairement des allures rétrospectives et autobiographiques. De Picasso, il ne reste presque rien, sinon son regard qui (sur)veille sur les salles du musée. Ce qui importe dans cette exposition, ce ne sont pas tant les circonstances de la mise en vue, pour reprendre l’expression formulée par Jean-Marc Poinsot, mais plutôt les circonstances d’une « non mise en vue » par la concaténation, salle après salle, de rendez-vous volontairement manqués avec le célèbre artiste.

(In)visible et lisible

Depuis les années 1970, le travail de Sophie Calle associe littérature et photographie, deux pratiques distinctes mais, chez elle, complémentaires. Le rapport entre l’image et de l’écriture, entre le visible et le lisible, est systématiquement poussé à son paroxysme et se retrouve au sein même de l’agencement des œuvres présentes dans cette exposition. Picasso n’est pas là (on ne le voit pas), mais on le sent, on le devine, on le « lit » entre les lignes. Le premier volet de l’exposition investit le rez-de-chaussée de l’hôtel Salé. Sur fond d’anecdotes personnelles, de contrepoints visuels et de rencontres fortuites, cette partie de l’exposition revient sur les origines du projet et du lien qui, indirectement, relie l’artiste à Picasso : un dessin réalisé à l’âge de six ans ; Tête, un tableau de Picasso volé à Chicago dont l’artiste s’était livrée au portrait-robot au départ des souvenirs de celles et ceux qui l’avaient côtoyé et Prolongation, le titre d’une exposition de Picasso dont Sophie Calle s’était promise un jour d’emprunter le nom.

Cette première « rencontre » se poursuit avec la disparition progressive de l’œuvre de l’artiste, d’abord avec Les Picasso Confinés, des photographies de tableaux durant le confinement ; ensuite avec Les Picasso fantômes, cinq tableaux dont le voile qui les recouvre comporte la description du tableau faite par le personnel du musée. L’artiste donne à voir l’œuvre par l’intermédiaire du texte. Ce dispositif, qui fait la part belle au texte et au lisible, contraint le visiteur à adopter une déambulation lente et fractionnée entre les différentes tableaux voilés, rallongeant inéluctablement le temps de visite. Il y a d’ailleurs chez Sophie Calle quelque chose de l’écrivain, une « non-écrivain », si l’on peut dire. Elle préfère investir le réel (décrire, faire décrire ou photographier ce qu’elle voit, par exemple) plutôt que de le coucher sur papier.

L’accrochage d’une partie de la collection personnelle de Sophie Calle sur une surface qui correspond à celle du tableau Guernica (27,0824 mètres carrés) apparaît comme le moyen d’évoquer une œuvre par l’absence même de cette œuvre, mais surtout de prendre ses marques dans un lieu dédié à la collection de l’artiste catalan, de s’installer « chez lui ». Pour l’effacer.

Au premier étage de l’exposition, dans une partie intitulée « Les yeux clos », il est question de Picasso en filigrane. Cette partie de l’exposition aborde le thème du regard et ce en lien avec la crainte de Picasso de perdre la vue. Pour ce faire, l’artiste a réuni ses travaux tels que Voir la mer, La dernière image et Les Aveugles.

Le deuxième étage de l’exposition évoque quant à lui la disparition, celle de ses parents, mais aussi la sienne. Afin de prendre le devant sur sa propre mort, Sophie Calle a fait procéder à l’inventaire descriptif de ses biens mobiliers par l’hôtel Drouot. Enfin, le troisième et dernier étage dresse le bilan de ses projets inachevés en détaillant les raisons de leur inachèvement à l’appui de matériaux documentaires. Aucun rapport donc avec Picasso. Sophie Calle l’a abandonné en cours de route au profit de ses propres travaux (et d’elle-même).

L’artiste a, comme à son habitude, agit en véritable « faiseuse d’histoires », pour reprendre l’expression de l’écrivain français Hervé Guibert. Aucun fil narratif ne guide véritablement l’exposition, si ce n’est l’éviction progressive de Picasso. Sophie Calle a en effet construit un projet atypique et éminemment personnel au sein duquel le visiteur est contraint de suivre un parcours imposé. Les différents espaces d’exposition n’entretiennent d’ailleurs aucun lien les uns avec les autres ; il y est plutôt question d’un « étalage » de travaux (les siens) et d’une mise en scène (d’elle-même et de sa collection) selon un accrochage profondément soumis à l’architecture de l’hôtel Salé.

Pour toutes les raisons évoquées, À toi de faire, ma mignonne se distingue des formes traditionnelles d’expositions de commémoration. L’on peut toutefois se questionner sur le principe de la liberté accordée par l’institution, qui pourrait être vu comme une façon d’éluder le passif répréhensible de Picasso – son rapport aux femmes, tant décrié – en recourant, une fois de plus, au principe de la « carte blanche » ; une carte blanche, qui plus est, accordée par une femme à une autre femme. Il ne s’agissait pas nécessairement de redorer l’image écornée d’un artiste – comme cela a peut-être été davantage été le cas avec Gertrude Stein et Picasso. L’invention du langage (Musée de Luxembourg, 13 septembre 2023-28 janvier 2024) –, car à l’idée initiale de commémorer la mort de Picasso, Sophie Calle a en fait pris un temps d’avance sur la sienne, en composant, avec et sans lui, sur fonds d’anecdotes personnelles et de détournements malicieux.

Bien joué, ma mignonne.

 

Camille Hoffsummer

Université de Liège

Service d’Histoire de l’art de l’époque contemporaine

 

Dossier documentaire accompagnant l’exposition

 


Pour citer cet article:

Camille Hoffsummer, « À toi de faire, ma mignonne », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Oct 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/a-toi-de-faire-ma-mignonne/, page consultée le 09/10/2024.