Carnet de visites

01/09/2016

Nous sommes des machines à oublier (Péronne)

Historial de la Grande Guerre Commissaire(s): Philippe Pigeard, Laurence Campa

 

Nous sommes des machines à oublier. Les écrivains en guerre 1914-1918, Historial de la Grande Guerre (Péronne), du 28 juin au 16 novembre 2016

 

« Nous sommes des machines à oublier » : c’est sous ce titre que Laurence Campa et Philippe Pigeard proposent, à l’Historial de Péronne, une vision originale de la Grande Guerre des écrivains. Titre déconcertant, qu’il faut lire comme une antiphrase, puisque cette référence au Feu de Barbusse (référence qui aurait pu être précisée), invite justement à considérer l’écrivain comme une force de résistance à cet oubli, que les personnages évoquent dans le dernier chapitre du roman, au cours d’une discussion qui résonne comme une leçon de morale populaire et fataliste :

Quand j’sui’ été en permission, j’ai vu qu’j’avais oublié bien des choses de ma vie d’avant. Y a des lettres de moi que j’ai relues comme si c’était un livre que j’ouvrais. Et pourtant, malgré ça, j’ai oublié aussi ma souffrance de la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est des choses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà ce qu’on est.

Cet oubli, indispensable à la simple survie, l’écrivain le répare en quelque sorte sur le long terme, là où la mémoire devient nécessaire pour les survivants, et leurs descendants que nous sommes. Tel est le propos de cette exposition, où l’on ne trouvera pas une anthologie nouvelle des écrivains de la guerre, mais plutôt une interrogation sur le pourquoi et le comment d’une expérience hors du commun.

 

Une exposition en forme de questionnement

À la fois chronologique et thématique, le parcours s’articule autour de questions essentielles qui se posent en partie à tous les combattants et, parfois, plus spécifiquement aux artistes et écrivains. Choisir, tout d’abord. Car il y a ceux qui, comme Apollinaire ou Cendrars, ont effectivement choisi et ceux qui, comme Mac Orlan, ont simplement subi. Cette première question prend un relief particulier après une toute première vitrine qui propose un aperçu assez éloquent de quelques productions artistiques de l’époque. Survivre, ensuite, puis combattre, saigner, souffler, dire… Au centre de ces infinitifs, la section En Somme propose un utile repérage cartographique qui réunit, dans un espace limité, Fritz Von Unruh, Ernst Jünger, Georges Duhamel, Pierre Mac Orlan, Jacques Vaché, Siegfried Sassoon, et d’autres un peu moins connus comme Wilhelm Klemm ou August Stramm. Manière sans doute de rappeler la perspective résolument internationale de l’Historial de la Grande Guerre.

 

Documents et objets témoins

Les objets présentés se passent le plus souvent de commentaires, en dehors des indispensables précisions référentielles, celles qui accompagnent par exemple un masque de tankiste découvert bien après la guerre par André Breton, et que Joe Bousquet identifia comme tel, avec une appréciation fort critique. Quant au casque transpercé de Jünger ou à la pipe d’opium de Bousquet, ils disent d’eux-mêmes l’orgueil du guerrier ou la souffrance du blessé. De nombreux manuscrits, carnets, brouillons de poèmes, donnent à voir le travail en train de se faire, ou la réalité vécue au jour le jour, telle qu’on peut la deviner par exemple dans les lettres de Jacques Vaché. Dessins et photographies apportent aussi leur témoignage : on découvrira par exemple un aperçu de l’album original de Pierre Mac Orlan, récemment reproduit par Evelyne Baron dans L’Indicible Guerre. La production éditoriale est bien sûr largement illustrée par diverses éditions originales d’œuvres célèbres – ou un peu oubliées comme Hôtel-Dieu, récits d’hôpital en 1915 de Pierre Jean Jouve – sans oublier quelques aperçus de la production actuelle, par exemple les prix Goncourt Les Champs d’honneur de Jean Rouaud ou Au-revoir là-haut, de Pierre Lemaître.

 

Construction d’une ambiance

À l’évidence, cette exposition répond moins à un simple souci pédagogique (pas de résumés biographiques ou chronologiques par exemple) qu’à celui d’introduire le visiteur dans une ambiance. Un avertissement lui signale que pour la bonne conservation des documents, la lumière est volontairement réduite. Au-delà de cette exigence de conservation, la pénombre dans laquelle baigne l’ensemble de la pièce met en valeur une scénographie signée Tovo+Jamil, avec ses vitrines en bois brut qui délimitent un espace restreint, évoquant, sans mimétisme artificiel, le couloir étroit de la tranchée ou l’abri de fortune. Cette impression est renforcée par la création sonore de Philippe Pigeard. Dès son entrée le visiteur est accueilli par un fracas de train ; plus loin une projection conçue à partir d’images de guerre revisitées est accompagnée, dans une sorte de kaléidoscope sonore, par des explosions, des musiques ou encore un écho lointain et émouvant de la célèbre chanson Roses of Picardy, composée en 1916.

Modeste par son étendue, l’exposition Nous sommes des machines à oublier ne manque donc pas d’ambition par son projet même et par la richesse des documents qu’elle propose. Elle répond au projet général de l’Historial de la Grande Guerre, soucieux tout à la fois de la rigueur scientifique et de la sensibilité du public.

 

Philippe Blondeau (Université de Picardie – Jules Verne)
septembre 2016

 

Catalogue : Écrivains en guerre 14-18 : « Nous sommes des machines à oublier », sous la direction de Nicolas Beaupré, Paris / Péronne, Éditions Gallimard / Historial de la Grande Guerre, 2016, 159p, 24€.

Commissariat : Laurence Campa et Philippe Pigeard.

Scénographie : Tovo+Jamil.


Pour citer cet article:

Philippe Blondeau, « Nous sommes des machines à oublier (Péronne) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Sep 2016.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/a-la-recherche-dutopia/, page consultée le 19/04/2024.