Carnet de visites

05/10/2016

Apollinaire. Le regard du poète (Paris)

Paris (France) Musée de l’Orangerie Commissaire(s): Cécile Girardeau, Laurence des Cars, Claire Bernardi

 

Apollinaire. Le regard du poète, Musée de l’Orangerie (Paris), du 6 avril au 18 juillet 2016

 

Le Musée de l’Orangerie propose de redécouvrir les avant-gardes du premier XXe siècle à partir du point de vue du poète et critique d’art Apollinaire.

 

Qu’est-ce qu’un « regard » sinon le lieu même de l’interaction entre l’autre et soi-même, l’espace propice à la rencontre, aux émotions et aux échanges ? Si Apollinaire, devenu monument de l’histoire littéraire, est bien au cœur de cette belle exposition du Musée de l’Orangerie, ce n’est pas tant comme objet muséal que comme subjectivité agissante (« regard ») à partir de laquelle le visiteur est invité à réenvisager l’histoire des avant-gardes du premier XXe siècle.

 

La constellation Apollinaire

Comme Laurence des Cars, commissaire générale, l’affirme, ce n’est là « ni une exposition littéraire, ni une exposition biographique ». Il ne s’agit pas non plus, quoiqu’elle se concentre sur les années où Apollinaire fut critique d’art (de 1902 à sa mort en 1918), d’une redite de l’exposition de 1993 au Pavillon des arts à Paris (Apollinaire critique d’art, 2 février au 9 mai 1993). L’objectif affiché est de faire pénétrer le visiteur dans « l’univers mental et esthétique » d’Apollinaire : il s’agit au fond de lui faire redécouvrir au travers des yeux du poète, de son point de vue, de manière immersive et vivante, non seulement la richesse artistique du premier vingtième siècle, mais l’extraordinaire fécondité du dialogue entre les arts. Si Apollinaire, au seuil de l’exposition (cf. la photographie du portique d’entrée), apparaît comme le centre d’une constellation artistique (rappel du soleil auquel son nom fait signe), c’est moins dans un but hagiographique que pour figurer son rôle de rassembleur, de liant entre divers artistes et courants artistiques que l’histoire de l’art traditionnelle a coutume de séparer.

 

Environnements de la pratique littéraire

La première salle plonge d’emblée le visiteur dans l’éclectisme artistique : se trouvent rassemblés un fétiche africain, l’Arlequin (ou Tête de fou) de Picasso, une toile de Jean Metzinger (L’oiseau bleu), une autre de Juan Gris (Homme dans un café), tandis que sur le mur, projeté, s’affiche le calligramme « Il pleut ». Et comme pour mieux activer la machine à remonter le temps, la voix d’Apollinaire, sortie du passé par la magie de l’enregistrement sonore, fait résonner dans l’espace Le Pont Mirabeau. Nul livre d’abord, mais l’exposition d’une activité poétique en dialogue avec les arts visuels et d’emblée placée sous le signe de l’amitié et de ses réseaux : le visiteur attentif remarque en effet sur le tableau de Juan Gris les lettres « PIC » et « AP » qui renvoient aux deux célèbres amis, Picasso et Apollinaire.

La deuxième salle fait une large place aux portraits d’Apollinaire (photographies, peintures, dessins) par des artistes aussi différents que Picasso, Chirico, Matisse, Duchamp, Delaunay, Rousseau, Laurencin, tandis que sur le mur est donnée à lire une brève chronologie de la vie du poète : façon de signifier à la fois que cet « homme-époque », selon la formule d’Alberto Savinio reprise comme titre pour la salle, fut autant regardeur que regardé, et que l’on ne saurait comprendre l’histoire de l’art sans tenir compte des interactions affectives entre artistes. Le tableau bien connu de Marie Laurencin, Apollinaire et ses amis, que le poète avait accroché au-dessus de son lit, prend donc ici une place toute symbolique.

À partir de cette salle, les écrits d’Apollinaire s’exposent à leur tour : placés sur des tables autour desquelles le visiteur déambule, sous vitrine, ouverts et comme en suspension, ils témoignent des circulations à l’œuvre entre les peintres et le poète. Manière aussi de replacer littéralement l’activité littéraire et ses productions dans leur environnement artistique.

 

D’un intérieur à l’autre : une histoire de goûts

La salle suivante fait entrer le visiteur plus avant dans l’intimité du poète en donnant une idée de ce qu’Apollinaire avait rassemblé chez lui, boulevard Saint-Germain, de manière éclectique et sans nul égard pour la hiérarchie ordinaire des arts : une vitrine met ainsi l’accent sur son goût pour les arts populaires (théâtre de marionnettes, poupées de foire, cirque, cinéma, affiches publicitaires), une autre rappelle son intérêt pour l’art médiéval, mettant par exemple en regard une clef de voûte conservée aujourd’hui au Musée de Cluny avec des pages de L’Enchanteur pourrissant, réalisé avec Derain, ou du Bestiaire, illustré des gravures de Dufy. Des photographies (René-Jacques) et des vues filmées de son appartement (Jean-Marie Drot) finissent de révéler au visiteur l’extraordinaire profusion d’objets et d’œuvres dont s’était entouré le poète et qui fait en soi figure, comme plus tard le « mur » d’André Breton , de véritable manifeste esthétique.

La quatrième salle, la plus spacieuse, se rapporte plus spécifiquement au travail critique d’Apollinaire : les œuvres exposées, tout comme leur disposition scénographique, reflètent la vision élargie et prismatique du « cubisme » défendue par Apollinaire dans Méditations esthétiques, seul livre de critique d’art publié de son vivant. À côté d’œuvres de Picasso, Braque, Gleizes, Metzinger, le visiteur découvre en effet, de part et d’autre du panneau central qui découpe l’espace en multiples facettes, des toiles de Chagall, Matisse, Cézanne, Derain, mais aussi de Léger, Picabia, Duchamp et même de quelques futuristes (Carrà, Severini).

 

Complicités et ouvertures

Vue de la salle 1. Exposition Apollinaire. Le regard du poète (c) : musée de l'Orangerie / Sophie Boegly Si une amitié ressort parmi tant d’autres, et infusa sans doute en profondeur le regard du poète, c’est bien celle qui unit Apollinaire à Picasso dès 1905. La salle suivante laisse entrevoir, à travers lettres et cartes postales, objets et œuvres croisées, l’intimité féconde de leur relation, sans laisser non plus dans l’ombre l’affaire des têtes ibériques subtilisées au Louvre par G. Pieret et achetées par Picasso, ni leur érotomanie commune. Pièce émouvante entre toutes : une feuille de laurier ramassée à Pompéi, dédicacée par Picasso à son « ami » et encadrée par Apollinaire…

La salle 6, intitulée « L’horloge de demain », prend le nom du seul calligramme d’Apollinaire directement imprimé en couleur, en 1917, dans la revue américaine de Picabia, 391. Cette œuvre, rarement montrée, tout comme d’autres poèmes-dessins en couleur également exposés, devient ici emblématique de l’esprit de recherche et d’expérimentation qui jamais ne quitta le poète. La fin de l’exposition affirme ainsi la propension de la poésie d’Apollinaire à sortir du livre et de la page imprimée : non seulement avec les calligrammes (« poèmes à voir » pour reprendre l’expression de Tardieu), mais aussi avec ses essais de cinéma (La Bréhatine) et de théâtre (Parade puis Les Mamelles de Tirésias ; autant d’expériences artistiques et d’ouverture à la nouveauté qui l’amènent à croiser des artistes plus jeunes, initiateurs à leur tour de nouvelles avant-gardes (dada, surréalisme notamment).

Avec une salle décrochée du parcours des six autres, offerte en guise de prolongement et comme par une mise en abyme des collections du Musée de l’Orangerie, l’exposition se clôt sur les rapports d’amitié et de collaboration entre Apollinaire et Paul Guillaume, dont la carrière de collectionneur et de galeriste fut au départ largement orientée par le poète. Guillaume partage notamment avec Apollinaire le goût pour les arts extra-européens. Quelques objets africains sont ici exposés et mis en regard avec des pages de l’album Sculptures nègres cosigné en 1917 par les deux amis.

Si ce « regard » d’un poète intéresse l’espace muséal, c’est qu’il a force de recomposition de l’espace artistique. Voir l’art comme le voyait – le méditait, le vivait – Apollinaire, c’est lever les frontières du goût, passer outre les classifications, comprendre que tout alimente la puissance créatrice en quête de nouveaux modes de représentation et d’expression. Apollinaire regard, Apollinaire regardé : mise en abyme du regard qui invite aussi, peut-être, à voir dans cette exposition un miroir tendu à notre époque : l’utopie artistique incarnée ici par Apollinaire renvoyant en effet à l’aspiration contemporaine au décloisonnement, à la circulation entre les arts, à l’hybridation des cultures savantes et populaires.

 

Céline Pardo (Paris-Sorbonne)
octobre 2016

 

Commissariat : Laurence des Cars, Claire Bernardi, Cécile Girardeau, assistées de Sylphide de Daranyi.

Scénographie : Martin Michel.

Catalogue : Apollinaire. Le regard du poète, ouvrage collectif de Carole Aurouet, Claire Bernardi, Émilie Bouvard, Laurence Campa, Sylphide de Daranyi, Claude Debon, Cécile Debray, Laurence Des Cars, Cécile Girardot, Donatien Grau, Étienne-Alain Hubert, Jean-Jacques Lebel, Maureen Murphy, Didier Ottinger, Émilia Philippot, Peter Read et Henri Soldani, Paris, Gallimard / Musées d’Orsay et de l’Orangerie, 2016, 320 pages, 45€.

Autre publication : Guillaume Apollinaire, Paul Guillaume, Correspondance (1913-1918), Peter Read éd., Paris, Musées d’Orsay et de l’Orangerie, Gallimard, 2016, 224 pages, 19€50.

« Poésie et histoire », émission radiophonique à réécouter sur le site de France Culture (avec Laurence des Cars, Laurence Campa et Olivier Barbarant) :


Pour citer cet article:

Céline Pardo, « Apollinaire. Le regard du poète (Paris) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Oct 2016.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/a-la-recherche-dutopia-3/, page consultée le 23/04/2024.