Carnet de visites

Roman graphique (Montricher)

Fondation Jan Michalski Commissaire(s): Thierry Groensteen

 

Roman graphique, Fondation Jan Michalski, Montricher (Suisse), du 3 novembre 2018 au 6 janvier 2019

 

Affiche roman graphiqueLa fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature a pour vocation de promouvoir les activités liées à la littérature. Les expositions, régulières, occupent dans cette perspective une place importante. Le bâtiment à l’architecture sobre et contemporaine de la fondation accueillait du 3 novembre 2018 au 6 janvier 2019 une exposition de bande dessinée, consacrée au roman graphique. Deux écueils s’élevaient devant son commissaire, Thierry Groensteen. Le premier tient au terme même de « roman graphique ». Si l’appellation connaît aujourd’hui une fortune indéniable, comme le confirme la récente somme publiée par les presses de l’université de Cambridge (Jan Baetens, Hugo Frey et Stephen E. Tabachnick (dir.), The Cambridge History of the Graphic Novel, 2018), sa signification reste ambiguë. Au-delà du consensus sur son lectorat, adulte (ce qui n’a rien d’évident dans la mesure où la bande dessinée a longtemps été identifiée comme une pratique destinée aux enfants), les traits permettant d’inclure un ouvrage dans la catégorie restent flous. Comme le dit Thierry Groensteen dans un entretien radiophonique pour l’émission Format A3, le défi est de « déplier une notion dont le concept n’est pas fixé ». Thierry Groensteen tente par ailleurs de cerner cette notion dans l’article « Roman graphique » du Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée.

Le second point délicat a trait aux spécificités du médium de la bande dessinée en elle-même. La plupart du temps, elle représente des récits au moyen du dessin, consommés sous forme de livre. Exposer la bande dessinée oblige donc de trancher entre un certain nombre de questions. En effet, une bande dessinée est un livre constitués d’éléments visuels (et le terme « roman graphique » exprime bien cette nature double). Historiquement, la pratique de l’exposition de bande dessinée a plutôt contourné la question du livre, se réfugiant derrière l’aura de la planche originale ou procédant à des agrandissements de cases, deux manières de mettre en avant la qualité plastique du travail des dessinateurs au prix d’un certain refoulement de sa finalité narrative. Une autre stratégie a été de jouer la carte du spectaculaire, en proposant au spectateur une immersion dans un monde diégétique. L’exposition se fait alors le prolongement de l’univers d’un auteur ou d’une série. L’enjeu était alors d’accorder les particularités de son objet à un lieu destiné à promouvoir la littérature.

 

Primauté de l’objet éditorial

L’exposition Roman graphique a pour cadre une grande pièce rectangulaire, au premier étage de la fondation. La dernière marche de l’escalier, qui coupe l’espace aux deux tiers dans la longueur, place le spectateur devant un texte titré « les formats traditionnels de la bande dessinée ». Une page de journal de grand format est déployée verticalement à sa droite. La présence d’une de ces pages, connue sous le nom de Sunday page et qui renvoie à la presse américaine de la première moitié du XXe siècle, peut surprendre. Nous sommes loin des attributs que l’on associe d’habitude au roman graphique, et même à l’opposé. En lieu et place d’un ouvrage de petit format en noir et blanc et à la pagination élevée, au service d’une vision d’auteur, l’on présente une page en couleur d’une série paraissant chaque semaine dans le Herald Tribune, soit l’échantillon d’une culture populaire marquée par une production industrielle et sérielle.

Cette pirouette est révélatrice du parti-pris de l’exposition : replacer le roman graphique dans l’histoire du support matériel de la bande dessinée. Deux éléments découlent de ce choix. Au niveau de sa structure, l’exposition suit un déroulement chronologique qui retrace l’évolution de la bande dessinée de la presse au livre. Ce faisant, Thierry Groensteen réaffirme les origines populaires du roman graphique et son appartenance à la bande dessinée (appartenance qui est parfois occultée dans une volonté d’acquérir un peu de la dignité culturelle de la littérature), dans un geste peut-être teinté de provocation. Il n’est pas anodin que ce soit par la voie du roman graphique que la bande dessinée entre au programme de la fondation Michalski. Il faut cependant mentionner un précédent : une exposition avait été consacrée à l’adaptation en bande dessinée du roman de John Steinbeck Des souris et de hommes par Pierre-Alain Bertola – la caution littéraire est à nouveau patente.

Au niveau des objets exposés ensuite, l’on assiste alors à la mise en avant résolue des objets imprimés. Et c’est bien ce que constate le spectateur lorsque, orienté à droite par la lecture du texte et la vision de la page dominicale, il se retourne et découvre l’espace occupant les deux tiers de la salle. Trois parois coupent le mur perpendiculairement, multipliant les plans verticaux et réorganisant l’espace en quatre cellules ouvertes sur un côté. Tous ces murs sont recouverts sur toute leur hauteur de casiers boisés, en une forme de grille (on peut voir dans ce dispositif un rappel de la page et des cases constitutives de la bande dessinée). Dans ces casiers sont disposés verticalement plus de deux cent ouvrages de bande dessinée.

 

Incitation à la lecture

La présentation des ouvrages se démarque des usages habituels. Pas de vitrine offrant à la vue un livre entrouvert : les couvertures font face au spectateur et appellent à la manipulation. En effet, quand bien même l’exposition ne compte que des éditions originales, les livres sont, à de rares exceptions près, en libre-accès. Il s’agit là d’un autre parti-pris fort, celui d’inciter à l’immersion dans les ouvrages. Ce d’autant plus que la dernière section de l’exposition est constituée d’une sélection d’ouvrages récents, classés dans une bibliothèque selon différents thèmes.

Dans cette perspective, la scénographie a ménagé des conditions propices à la lecture. Des lampes et canapés sont placés devant l’ouverture de chacune des cellules ouvertes, offrant des conditions de consultation optimales qui paraissent nécessaires. En effet, le roman graphique se distingue souvent du standard de l’album de bande dessinée par sa forte pagination, et la lecture d’un ouvrage peur prendre plusieurs heures. Cette volonté de rendre accessible les objets a le mérite de les désacraliser, en invitant le spectateur à se les approprier par le biais de l’expérience de la lecture. L’oscillation libre entre le statut de spectateur et de lecteur est ainsi l’une des originalités de cette exposition.

 

L’en deçà du livre

Les deux derniers murs sont réservés à un accrochage de planches originales sous cadre. Les grands noms du roman graphique y sont présents, d’Art Spiegelman, dont le Maus a un rôle fondamental dans la popularisation de la notion de roman graphique, aux auteurs incontournables d’aujourd’hui, comme Chris Ware, Jens Harder ou Brecht Evens. Le statut de la planche originale, qui constitue souvent le cœur des expositions de bande dessinée, est sensiblement réorienté. Découvertes par le visiteur en seconde partie, les planches deviennent un complément au livre en dévoilant le travail qui y a conduit. Ce renversement vient corriger l’usage établi, et rappelle que la finalité du travail de l’auteur est l’objet imprimé. Mais la présentation de ce qui n’est dès lors qu’un travail préparatoire met aussi en valeur l’ampleur du travail masqué par le livre. La conjugaison harmonieuse de deux éléments définitoires de la bande dessinée n’est alors pas pour rien dans la réussite ce cette exposition.

 

Raphaël Oesterlé
(section d’histoire et esthétique du cinéma, UNIL)

 

Commissariat : Thierry Groensteen, commissaire invité, en collaboration avec la Fondation Jan Michalski

Pas de catalogue, mais des visites commentées de l’exposition par Thierry Groensteen et une table ronde avec Benoît Chevallier (co-fondateur des éditons genevoises Atrabile), Thierry Groensteen (historien et théoricien de la bande dessinée, fondateur des éditons de l’An 2) et Benoît Peeters (écrivain, scénariste, spécialiste de la bande dessinée, directeur des éditions les Impressions nouvelles).

Voir aussi cet entretien radiophonique avec Thierry Groensteen et cet article du Temps

Voir la bande-annonce de l’exposition:

 


Pour citer cet article:

Raphaël Oesterlé, « Roman graphique (Montricher) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/roman-graphique-montricher/, page consultée le 19/04/2024.