Entretiens
Passé-Présent, Sarah Moon ou l’art de tisser des liens. Entretien avec Fanny Schulmann, commissaire de l’exposition
Entretien avec Fanny Schulmann, commissaire de l’exposition Passé-Présent autour de l’œuvre de Sarah Moon, du 18 septembre au 18 janvier, au Musée d’art Moderne de Paris.
Laurence Le Guen – Chère Fanny Schulmann, merci beaucoup, c’est un grand honneur et un grand plaisir que vous nous faites en acceptant de répondre à mes question pour L’Exporateur littéraire.
Fanny Schulmann – C’est moi qui vous remercie. Je suis heureuse de faire connaître cette exposition.
LLG – D’où est venue l’idée de cette exposition et pourquoi ce titre ?
FS – Elle est née il y a quelques années maintenant. Le directeur Fabrice Hergott a rencontré Sarah Moon lors de l’exposition consacrée à Azzedine Alaïa et ils ont commencé à discuter d’une possible collaboration. Quand je suis arrivée en janvier 2019, cela a été le premier projet que l’on m’a confié.
Dans la politique du musée, nous avons la volonté de revisiter des figures assez connues dans l’histoire de l’Art et dans la culture française et d’en renouveler le regard et l’approche. Je pense à des expositions comme celle consacrée à Bernard Buffet, dont le musée a fait redécouvrir et revisiter l’œuvre. Nous voulions aussi inscrire l’exposition consacrée à Sarah Moon dans la lignée des rétrospectives autour de l’histoire de la photographie. Nous possédons en effet une collection importante de photographies au musée. Sarah Moon est à la croisée de ces différentes lignes.
Le titre retenu n’était pas celui-là au départ. Sarah Moon avait proposé En roue libre, mais la direction du musée trouvait qu’il était un peu compliqué de communiquer avec ce titre. Sarah Moon est revenue vers nous avec cette idée de passé-présent, qui finalement collait aux questionnements que l’on se posait pour exposer son travail, mais également avec son rapport à la temporalité.
LLG – Quel a été votre parti-pris pour concevoir cette exposition ?
FS – En regardant son historique d’expositions, j’avais pensé au départ donner une autre perspective, plus institutionnelle, avec des tentatives de refaire une chronologie de son parcours, avec une indexation rigoureuse. Mais Sarah Moon était opposée à l’idée de chronologie. Pour un musée et un commissaire, le plus important est de respecter les désirs de l’artiste. Nous ne sommes pas là pour faire violence à l’œuvre ni a l’artiste. Nous avons donc beaucoup discuté. Elle voulait poursuivre l’idée de ses accrochages réalisés dans le passé et continuer à brouiller les pistes, à mélanger les périodes, les classifications et donc je l’ai suivie là-dessus. Mon travail a consisté à donner des pistes au visiteur, des branches et des points d’accroche pour qu’il puisse s’approprier l’œuvre de l’artiste.
La salle d’introduction dans l’exposition est centrée sur les débuts du travail de Sarah Moon. C’est un texte écrit par elle, qui s’intercale avec les photos et dans lequel elle explique sa démarche. Le visiteur, dès l’entrée, comprend qu’on est dans un espace, dans une installation artistique et pas dans une exposition académique, mais bien plutôt dans un univers défini par l’artiste.
Au départ, nous voulions que quelque chose pose le contexte d’émergence de son travail de femme photographe. Il fallait une salle introductive et nous nous demandions quelle forme cela pouvait prendre. Sarah Moon imaginait que cela pourrait être un film mais, comme par ailleurs une grande partie du reste de l’accrochage tourne autour des boites de projection de films, nous avons décidé que cette salle accueillerait une alternance de textes et de photographies.
Notre travail était de faire le lien entre elle, sa vision très précise de l’installation de ses œuvres, et la perception du visiteur. Il fallait maintenir cet équilibre avec une exposition fidèle au désir de l’artiste et qui puisse parler au visiteur.
LLG – Quelle est la place pour le livre et la littérature dans cette exposition ? Il me semble que la littérature, et les contes notamment, ne sont jamais loin de son travail photographique.
FS – Il y a des livres, évidemment, et ils sont présentés dans les vitrines. Il y a tous les livres qu’elle a édités, qui sont un peu des échos, ou qui précèdent ses films, et qui forment des dialogues avec eux. L’objet livre apparait lui-même dans la salle dédiée à Robert Delpire (son mari), avec une présence importante de livres. Nous montrons les différentes collections conçues par Delpire et il y a une volonté de déployer le support livre dans cette salle.
Une autre place est faite à la littérature, puisque cet accrochage très dense sur les murs, où les photos s’enchainent comme sur une pellicule photographique, est surmonté de phrases qu’elle a choisies et qui conduisent le visiteur dans une fiction. Ces citations sur les cimaises permettent de colorer, de donner des directions, des perspectives, aux ensembles que le visiteur regarde : René Char, Braque, Deleuze, Kafka, Beckett, Emilie Dickinson sont présents à travers un certain nombre de citations qu’elle a choisies et qui biaisent le regard du visiteur. Cela imprime une ambiance littéraire à ce qu’on est en train de voir, et le dialogue entre les mots et les images s’installe.
LLG – Quelles réactions observez-vous chez le public ?
FS – Ce qui m’intéresse pour le moment, mais on n’est qu’au début, c’est la grande variété des personnes touchées par ce qu’ils découvrent et également la facilité avec laquelle le public rentre dans cet univers. On se rend compte qu’elle a été un maillon très important entre une culture littéraire et cinématographique très poussée et une culture très populaire. Elle a diffusé à très large échelle un univers très codé, tiré d’univers très codés, et ce qui me frappe, dans les réactions des visiteurs, c’est que cela touche quand même très largement les gens. Ils ne se sentent pas obligés de connaître les codes pour faire des liens et il est très intéressant d’ observer qu’elle se tient entre une large palette d’univers culturel et qu’elle est une courroie de transmission très puissante.
Pour citer cet article:
Laurence Le Guen, « Passé-Présent, Sarah Moon ou l’art de tisser des liens. Entretien avec Fanny Schulmann, commissaire de l’exposition », dans L’Exporateur littéraire, Oct 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/passepresentoulartdetisserdesliens/, page consultée le 07/10/2024.