Catalogues

L’Invention du surréalisme (BNF)

Bibliothèque nationale de France – site Richelieu

L’Invention du surréalisme. Des Champs magnétiques à Nadja, BnF Éditions, s. dir. Jacqueline Chénieux-Gendron, Isabelle Diu, Bérénice Stoll et Olivier Wagner, textes de Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Hirt et Masao Suzuki, 2020, 192 pages, 90 illustrations.

 

Achevé d’imprimer en novembre 2020, soit au moment où devait initialement ouvrir L’Invention du surréalisme (voir le compte rendu de l’exposition dans L’Exporateur), le catalogue de l’exposition aura précédé de six mois la manifestation qu’il devait accompagner, invitant le promeneur privé de sorties à s’imaginer en spectateur et à se projeter dans le temps de la visite plutôt qu’à le prolonger par le texte. Façon bien involontaire d’accentuer le mouvement actuel d’autonomisation du livre par rapport à l’exposition et de susciter l’envie d’aller y voir de plus près.

 

Papiers trouvés

Sous-titré comme l’exposition Des Champs magnétiques à Nadja, le catalogue au format in-8°, imprimé sur papier mat, se distingue à la vue et au toucher du catalogue d’exposition traditionnel, grand format et papier brillant. Destiné à valoriser deux manuscrits placés au cœur de l’exposition, le livre incarne la volonté de « présenter la première grande exposition consacrée au surréalisme littéraire » en fournissant l’occasion de s’attarder sur la matière même des documents exposés. Pages de cahier, de carnet, dessins, cartes postales, affiches, tracts, papillons bénéficient en effet d’un papier de qualité (du Munken Lynx Rough, 120 gr) qui assure une excellente qualité d’impression et d’une charte graphique (noir, rouge et blanc) à la fois claire et en accord avec la scénographie de l’exposition. S’il semble devoir inaugurer une nouvelle collection des Éditions de la BnF, le catalogue rappelle à certains égards les titres de la collection « Portrait(s) », monographies qui accompagnent l’exposition d’artistes présents dans les collections de l’institution. Livre-commémoration (la publication des Champs magnétiques en 1920), livre-événement (l’exposition retardée à 2021), le catalogue entend relever le défi de donner à voir « l’invention du surréalisme » et de rappeler au grand public que le « surréalisme fut d’abord une aventure littéraire » qui, aspirant à sortir de la littérature et du livre, fut pourtant bien une affaire d’écritures : à plusieurs, à grande vitesse, au ralenti, sur le papier des nappes, celui des enveloppes ou des cahiers d’écolier. L’écriture de Breton, lignes serrées et impeccables dont les ratures plus que chez tout autre, expriment le trouble, accueille donc naturellement le lecteur du catalogue dès la première page (imprimée sur la couverture intérieure qui embrasse l’ensemble du livre), tout comme elle accueille le spectateur sur le seuil de l’exposition par le billet envoyé à Aragon « Mais Guillaume Apollinaire vient de mourir » (ill. 8, p. 20). L’adieu au monde de Léona Delcourt/Nadja sur papier taché de rose ferme quant à lui le volume, en contrepoint de la célébration du manuscrit classé trésor national en 2016 et entré dans les collections de la BnF l’année suivante.

 

Affinités électives

À cheval entre plusieurs disciplines (l’histoire de l’art et la littérature), le champ des études surréalistes est marqué par des lignes de partage à la fois institutionnelles et épistémologiques. Historienne des idées plutôt que des textes au sein du CNRS, Jacqueline Chénieux-Gendron constitue à cet égard l’une des figures importantes de la recherche. Affiliée d’abord à l’Université Paris 7 et aujourd’hui à l’EHESS, elle défend une approche conceptuelle du surréalisme, informée par la philosophie et la psychanalyse. Conseillère scientifique de l’exposition, Jacqueline Chénieux est une habituée de la BnF puisqu’elle est à l’origine du colloque Soupault organisé en novembre 1997, édité dans la collection « Portrait(s) », mais aussi du colloque Breton après Breton 1966-2016 : Philosophies du surréalisme et collabore depuis lors avec Olivier Wagner — conservateur et commissaire de L’Invention du surréalisme aux côtés de Bénénice Stoll. On leur doit en effet l’édition en fac-similé du manuscrit retrouvé de Nadja, publié en 2019, assorti d’un essai écrit à quatre mains, « Nadja en silence ». S’il est difficile de mesurer dans l’exposition la part de la « conseillère », elle est au contraire reconnaissable de bout en bout dans ce livre qu’on lira en parallèle de la visite autant que du colloque de 2017, dont les actes paraissent en même temps sous le titre La Pensée-Breton. Art, magie, écriture chez André Breton (L’œil d’or, avril 2021). Cette « invention du surréalisme » est en effet largement conçue dans la perspective de son théoricien, véritable point de mire de l’exposition, puisqu’il est l’auteur à la fois des Champs magnétiques et de Nadja.

L’équipe ici réunie pour rédiger les essais qui accompagnent les sections de l’ouvrage reflète donc des choix d’ordre épistémologique, institutionnel, mais aussi affectif. La présence de Jean-Michel Hirt marque ainsi un intérêt ancien pour la psychanalyse et les travaux de Guy Rosolato ; celle de Laurence Campa, biographe d’Apollinaire et porteuse du projet « Poésie Grande Guerre », financé par l’Université Paris Lumière dont le CNRS et la BnF sont partenaires, rappelle le souci d’introduire une approche historienne ; quand celle de Masao Suzuki, universitaire japonais qui a soutenu en 1997 une thèse de doctorat sous la direction de Jacqueline Chénieux, signale avant tout une fidélité. À ce noyau dur choisi pour fournir de nouvelles lectures du surréalisme, s’ajoutent les deux commissaires, conservateurs de la BnF, Bérénice Stoll et Olivier Wagner, ainsi qu’Isabelle Diu, commissaire associée, directrice de la Bibliothèque Jacques Doucet (BLJD), partenaire principal de la manifestation. Cette équipe est responsable de près des trois quarts des encarts qui accompagnent les essais, le quart restant ayant été rédigé par des spécialistes de l’ombre, petits ou grands (universitaires reconnues comme Marie-Paule Berranger et Carole Aurouet, docteur, doctorant ou conservateur). Consacrés aux figures du panthéon surréaliste, aux acteurs du groupe, à leurs méthodes ou aux œuvres représentatives des années 1920, ces encarts toujours très clairs et richement illustrés offrent d’ailleurs de belles respirations à cette plongée et prolongent utilement certains éléments de l’exposition.

Ce qui frappe le plus sans doute dans ce volume, c’est le ton enthousiaste et passionné qui réunit deux générations, celle d’Olivier Wagner, jeune conservateur entré à la BnF en 2017 et Jacqueline Chénieux-Gendron dont les premiers travaux remontent aux années 1970. Le premier évoque le « hasard extraordinaire » de l’entrée dans les collections de la BnF du Carnet préparatoire pour Nadja, la réapparition « bouleversant[e] » ou « miraculeu[se] » de certains documents, tandis que son aînée décrit les documents exposés en termes de « reliques », compare les témoins des sommeils à ceux d’une « Révélation » et emploie l’image du « ressac » et du « flux » pour décrire l’élaboration des Champs magnétiques. D’eux, on pourrait dire ce que Breton disait de Desnos : ils « parl[ent] surréaliste à volonté ». Car il s’agit bien ici de susciter l’émotion, d’inviter à l’empathie — « aimer d’abord » demandait Breton — et de défendre le surréalisme ou son théoricien (sans rappeler toujours l’origine ni la teneur des critiques) contre les attaques. Comme l’indique Jacqueline Chénieux dans « L’œil d’un cyclone » (Chroniques de la BnF, 88-89, sept-déc. 2020, p. 29) : « les premiers (valeureux) chroniqueurs » ont introduit dans l’histoire du surréalisme « leurs propres goûts, leurs choix, leurs passions. Or l’Histoire n’est pas la chronique, […] une nouvelle génération de conservateurs se devait de venir en proposer, en ce XXIe siècle, sa propre lecture ». Et de commenter : « ce n’est pas un hasard si cette nouvelle génération qui a réuni les pièces ici présentées en a tout de suite trouvé le timbre et le ton ». On serait tenté d’ajouter : un ton à l’unisson de sa conseillère, présente dans le champ depuis cinquante ans et dont on ne saurait négliger non plus les goûts, les choix et les passions.

 

D’une invention à l’autre

Le titre de l’exposition, tout comme les quatre chapitres autour desquels s’articule le livre et qui correspondent aux quatre salles de l’exposition (« Guerre et esprit nouveau », « Rêve et automatisme », « Manifestes et provocations », « Amour et folie : Nadja, l’âme errante ») reflètent donc un certain nombre de partis pris. « L’invention » est tout d’abord un concept cher à Jacqueline Chénieux : l’essai rédigé pour le catalogue s’intitule « L’invention de l’automatisme et du rêve comme discours » (souligné dans le texte) et la réédition en 2014 de son Surréalisme et le roman (1983) avait déjà pour titre « Inventer le réel ». Un lecteur sagace pourra même s’amuser de retrouver « le motif dans le tapis », en découvrant sur la double page du Carnet de 1920-1921 de Breton reproduit dans la catalogue, ce portrait de Charcot : « l’homme d’imagination prodigieuse qui inventa plutôt qu’il ne découvrit l’hystérie » (ill. 30, p. 60). Georges Didi-Huberman, auteur d’une Invention de l’hystérie (1982) rappelait d’ailleurs les sens du mot : « inventer » c’est « imaginer jusqu’à « créer » », voire « abuser dans l’imagination », et « dévoiler », dans une perspective quasi mystique. Or certaines des contributions, celle du psychanalyste Jean-Michel Hirt consacrée à Nadja (« L’espérance du féminin ») ou de Jacqueline Chénieux, laissent parfois voir combien discours lacanien et discours mystique peuvent aller de pair : « c’est à hauteur d’âme que Nadja s’adresse à Breton », qui la suit « là où s’étend à perte de vue le champ de l’âme, ce pays du non-où dont il n’est pas prêt d’oublier la vision », écrit par exemple le psychanalyste (p. 142). On regrette surtout devant toutes ces inventions que le meilleur de ses théoriciens, Aragon, auteur d’un brillant texte écrit en 1924, « L’ombre de l’inventeur » ait été relégué… parmi les ombres.

 

À la croisée des savoirs

Si l’introduction de la linguistique et de la psychanalyse traduit une volonté d’ouvrir à l’ensemble des sciences humaines l’interprétation du surréalisme, elle est assurément moins efficace que les nouvelles perspectives historiographiques ici ouvertes et dont le très bel essai de Laurence Campa « Dans la nuit des éclairs » rend bien compte. L’importance du traumatisme des corps, l’expérience psychiatrique du jeune Breton mais aussi la présence parmi les illustrations des prothèses qui annoncent l’objet surréaliste et documentent tout un imaginaire du corps automate, constituent une précieuse porte d’entrée sur le surréalisme, accompagnée des questions historiographiques qui font débat.

Informé par le contexte épistémologique et la métapsychie, auquel Pascal Rousseau avait redonné dans l’exposition du centre Pompidou Metz Cosa mentale. Art et télépathie au XXe siècle en 2015 une vivante actualité, l’essai de Jacqueline Chénieux fournit un récit critique qui a le mérite de remettre en perspective les méthodes de prospection de l’inconscient et de montrer la fabrique du livre surréaliste. Consciente après Breton de « l’infortune continue » de l’écriture automatique, J. Chénieux préfère voir dans Les Champs magnétiques un « roman de montage » et un « roman d’apprentissage ». Manière d’arracher l’œuvre matricielle à l’exercice virtuose et gratuit, pour en faire le point de départ d’une littérature parfaitement concertée et d’une génération d’écrivains fascinés par la contrainte. Il s’agit bien de montrer que « les trublions ‘dada’ [ont été] peu à peu repoussés », parce qu’il n’est plus question avec le surréalisme de « scandaliser » mais de « signifier ».

L’essai de Masao Suzuki, qui entreprend de situer le surréalisme par rapport à la modernité en envisageant une pragmatique de l’action surréaliste au regard de ses lieux d’exercice (la scène, la salle, la vie) enfonce le clou : le surréalisme parvient seul, selon lui, à échapper aux impasses de la modernité parce qu’il affronte « l’énigme » : « l’avant-garde amorce le scandale ; Dada est le scandale », « le surréalisme fait du scandale sa vérité radicalement imprévue » (p. 114). S’il apporte un regard intéressant sur ce qui, de cette invention du surréalisme, reste le plus difficile à documenter — les performances et divers happenings —, M. Suzuki est moins convaincant lorsqu’il compare les dadaïstes aux hystériques qui « se dédoublent à leur insu », et empruntant au discours lacanien, fait de la révolte surréaliste « l’énumération » de « vérités obsédantes ».

La contribution de Jean-Michel Hirt, qui réinscrit Nadja dans une mythologie littéraire — Orphée et Euridyce, mais aussi Dante et Béatrice —, confirme enfin une tendance bien ancrée (qu’on songe aux travaux récents de Christiane Lacôte-Destribats) : l’emprise de la psychanalyse sur la lecture de Nadja, conséquence sans doute inévitable de la confusion opérée par le surréalisme lui-même entre le livre et la vie. On regrettera seulement quelques flottements sur la chronologie dans cette dernière partie consacrée à la folie, qui oppose à juste titre la folie vécue (Nadja, 1928) à l’expérience ultérieure de la folie simulée (L’Immaculée conception, 1930), mais en laissant penser que le jeu aurait fini par mal tourner, servant ainsi de garde-fou. La question reste pourtant de savoir comment Breton, confronté en tant qu’écrivain à un problème moral avec l’internement définitif de Nadja, peut encore en 1930 jouer à faire parler la folie, fût-ce pour en montrer la créativité.

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Conformément à son sous-titre, le catalogue se fait donc fort de servir les deux manuscrits que l’exposition donne à voir, en permettant de les relire sous un angle essentiellement éthique. Comment faire œuvre de la folie d’une jeune femme pauvre qu’on n’a pas su aimer, quand on est un homme de la petite bourgeoisie qui évolue dans les milieux artistiques des années 1920 ? Comment fonder une révolution de l’écriture sur l’enregistrement pur de la pensée, quand on s’autorise à corriger la dictée première ? Autrement dit, le surréalisme a-t-il réussi à dire le vrai (de la folie, de la pensée) ou simplement sombré dans la littérature ? C’est à ces questions informulées mais décisives qu’on reconnaît d’ailleurs le mieux la nécessité qui se fait jour ici de défendre, après cinquante ans de réflexion, le bilan d’une recherche autant que la valeur d’un mouvement, sinon d’un homme : André Breton. À cet égard, Olivier Wagner et Jacqueline Chénieux ne ménagent pas leurs efforts et nous emportent souvent dans ce « romanesque des lettres » (Michel Murat) qu’ils n’hésitent pas à alimenter.

En refermant le catalogue, on ne peut manquer de se rappeler cependant la réaction d’Aragon qui mit un terme immédiat à son contrat avec Jacques Doucet, lorsque le mécène lui commanda « un papier exposant l’état du surréalisme, de ceux qui le composent, des dissidents, [et] des raisons des dissidences », « sans y mêler la politique » (lettre du 14 janvier 1927). Gageons que la prochaine exposition, centrée sur les nouveaux trésors nationaux appelés à rejoindre les collections de la BnF (les deux manifestes), saura faire entrer après les mediums, la politique.

 

Émilie Frémond

Université Sorbonne nouvelle

 

 


Pour citer cet article:

Émilie Frémond, « L’Invention du surréalisme (BNF) », dans L’Exporateur littéraire, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/publication/linventiondusurrealismebnf/, page consultée le 24/04/2024.