Expositions

04. L’École du Bauhaus et la photographie dans les années 1920

Exposition référente: La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930

 

Comment la photographie reproduit et représente-t-elle le monde ? Les documents de la Nouvelle Vision et de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit)

 

Franz Roh & Jan Tschichold, Foto-Auge - Oeil et photo - Photo-eye, Stuttgart, Fritz Wedekind 1929 (Photobibliothek.ch)foto-auge, œil et photo, photo eye est l’une des deux publications qui accompagnaient l’exposition légendaire Film und Foto que le Deutscher Werkbund organisa en 1929 à Stuttgart. Conçu par le critique de photographie Franz Roh et dessiné par Jan Tschichold qui composa tout le texte en minuscules dans la sobre typographie Bauhaus, cet ouvrage représente la position de l’avant-garde européenne en matière de photographie et contient une majorité d’images de métropoles et de sites industriels, lieux dont l’intérêt esthétique est alors en train d’être reconnu. Parmi les artistes publiés, on trouve Eugène Atget, Herbert Bayer, Max Burchartz, Max Ernst, Lionel Feiniger, E.L.T. Mesens, Man Ray, Maurice Tabard, ou encore Edward Weston. D’une certaine manière, la couverture exprime tout ce que contient le livre, et même plus : en reproduisant le photomontage aujourd’hui fameux d’El Lissitzsky, elle présente l’artiste comme une main au service de l’œil, célébrant ainsi le « medium monoculaire » qu’est la photographie. Comme Rosalind Krauss l’a remarqué à juste titre,[1] le catalogue se fait surtout l’écho de l’esthétique du Bauhaus et de la Nouvelle Vision que László Moholy-Nagy a lancée quelques années plus tôt. Celui-ci, également représenté dans le catalogue, croyait, comme beaucoup dans les années 1920, que la photographie était « un des facteurs les plus importants dans l’émergence d’une vie nouvelle »,[2] puisque l’appareil photographique élargit le champ visuel et nous fait voir le monde avec un regard différent (ou, comme le dira plus tard Siegfried Kracauer, indifférent[3]). En effet, en enregistrant le monde de façon indifférente ou objective, sans faire de distinction entre ce qui est important et significatif et ce qui ne l’est pas, la photographie passait pour reproduire le monde tel qu’il était. Mais le faisait-elle vraiment ? La photographie n’est-elle pas aussi un mode d’expression, une façon de représenter le monde ? Ces questions ont entre autres intéressé les écrivains de l’époque qui ont exploré de nouvelles voies vers une poétique du « document littéraire ». La littérature était-elle capable de « documenter » et d’« enregistrer » le monde de la même façon ? À cette époque, les partisans de la Neue Sachlichkeit (link13) pensaient sans doute que oui : la réalité pouvait plus que jamais être montrée par l’écriture avec exactitude et précision, en étendant des techniques expérimentales déjà développées. À moins que la littérature ne se saisisse de documents préexistants pour en former de nouveaux et pour créer un autre monde, un monde qui ne se laisse pas atteindre par le regard ou par les médias visuels que sont la photographie et le film.

L’éditeur Franz Roh (1890-1965), qui passait pour progressiste, a brièvement été emprisonné et censuré par les autorités allemandes dans les années 1930. En effet, lorsque le régime nazi a élaboré sa propagande, il a en fin de compte échoué à résoudre ce problème : avec toute la précision possible, il a essayé d’évoquer un monde qui n’a jamais existé.

 

[1] Rosalind Krauss, The Originality of the Avant-Garde and Other Modernist Myths, Cambridge, MA, MIT Press, 1999, p. 87.
[2] László Moholy-Nagy, Painting, Photography, Film, trad. Janet Seligman, 2e ed., Cambridge, MA, MIT Press, 1987, p. 45. Originellement publié en allemand en 1925 (Malerei. Fotografie. Film), notre traduction.
[3] Siegfried Kracauer, The Mass Ornament: Weimar Essays, éd. et trad. Thomas Y Levin, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1995, p. 58.

 

Pistes bibliographiques
David C. Durst, Weimar Modernism: Philosophy, Politics, and Culture in Germany, 1918-1933, Lanham, MD, Lexington, 2004.
Christopher Burke, Active Literature: Jan Tschichold and New Typography, Princeton, Princeton Architectural Press, 2007.
Éva Forgács, The Bauhaus Idea and the Bauhaus Politics, Budapest, Central European University Press, 1995.

 

Sascha Bru