Entretiens

Les livres d’artistes de Michel Butor en leur manoir. Entretien avec Aurélie Laruelle, directrice de l’Archipel Butor (Lucinges)

David Martens – Vous avez ouvert tout récemment l’Archipel Butor. Pourquoi avez-vous organisé cette exposition-là à l’occasion de cette ouverture ? Quel caractère inaugural avez-vous souhaité lui donner ?

Aurélie Laruelle – Le Manoir de livres a ouvert en février 2020, mais c’est un projet de longue date. Michel Butor s’est installé dans la commune de Lucinges en 1989 et, assez rapidement, a organisé des expositions de livres d’artiste. Il a effectué plusieurs donations à partir de 2009 en faveur d’un futur espace dédié qui, à l’époque, était pensé comme un musée appelé la « Maison du Livre d’Artiste ». A l’origine, les donations étaient adressées à la commune de Lucinges et cette dernière a racheté, il y a 10 ans maintenant, le petit château de Lucinges, dans lequel se trouve aujourd’hui le Manoir de livres. Au départ, le château avait été aménagé provisoirement afin d’accueillir sept expositions de préfiguration. La première d’entre elles eut lieu en 2009. Elle s’intitulait Cent livres d’artiste avec Michel Butor.

Dix ans plus tard, au moment de l’ouverture officielle, après de nombreux mois de travaux, je souhaitais adresser un clin d’œil à ce projet, à ces dix ans de labeur et de préparation, et intituler à nouveau l’exposition Cent livres d’artiste avec Michel Butor. Ce n’est cependant pas du tout la même exposition. La première correspondait à une donation de Michel Butor. La seconde a été le fruit d’une nouvelle donation, mais de ses ayants-droits. Michel Butor est décédé en 2016. Nous avons voulu mettre l’écrivain au centre, mais avec de nouveaux livres. Michel Butor a commencé à faire des livres d’artiste en 1962. Il en a réalisé plus de 3600 au cours de sa vie et a travaillé avec des centaines d’artistes différents, du monde entier. Nous avons décidé de présenter ses collaborations avec 90 artistes différents, dans une exposition qui s’étend des années 1970 à 2016.

 

DM – Il s’agissait donc de proposer une sorte de panorama de ce que Butor a pu produire comme livres d’artiste à partir du moment où il a commencé à en faire ?

AL – Exactement. Le parcours chronologique nous permettait également de présenter un panorama assez représentatif des livres d’artiste qu’il a réalisés, puisqu’il couvre de nombreuses années de créations avec différents artistes et est aussi très diversifié en termes de format : on trouve des livres accordéons appelés aussi leporellos, des portfolios, des livres manuscrits ou des livres imprimés, des livres uniques, des livres-objets monumentaux… L’exposition était très variée et commencer de cette façon avait aussi une ambition pédagogique. Nous présentions toute une palette de techniques artistiques : des gravures à l’eau-forte, à l’aquatinte, de la photographie, de la peinture, de l’aquarelle… Le panel étant très large, c’était une bonne façon de faire découvrir au public le livre d’artiste. Chaque année, nous proposerons une exposition mettant en avant notre collection et permettant de faire tourner notre fonds. Actuellement, nous conservons 1600 livres d’artistes, dont 80 % ont été réalisés par Michel Butor. À travers nos expositions temporaires, nous permettrons au public de découvrir le livre d’artiste et nos collections, qu’il est aussi possible de découvrir grâce à notre salle de consultation sur simple demande.

 

DM – Le souci pédagogique que vous évoquez sera constant, je suppose. Mais était-il plus particulièrement appuyé cette fois-ci, afin de faire connaître le lieu et son intérêt pour un public large, scolaire notamment ?

AL – Oui… Même si, malheureusement, cela ne s’est pas passé comme prévu. Lorsque l’agglomération a repris le projet de création de l’Archipel Butor et notamment du Manoir des livres, suite au transfert de compétence de la lecture publique, l’objectif, était de vulgariser, de faire connaître à tous le livre d’artiste. En France, il existe peu de lieux dédiés à la présentation et la conservation de ces objets. Le projet avait quelque chose de nouveau. En même temps, au départ le projet n’était pas évident car les livres d’artiste sont encore assez méconnus du public. Notre objectif a été de montrer que les livres d’artiste pouvaient être des tas de choses différentes : ils peuvent être des sculptures, des rouleaux, revêtir de nombreuses formes et présenter une grande richesse. Mais, en même temps, nous avons souhaité, avec le choix de l’affiche de l’exposition, communiquer à partir de l’œuvre de Miquel Barceló, artiste espagnol qui est l’auteur avec Michel Butor d’une œuvre monumentale, Une nuit sur le Mont Chauve, qui fait 28 mètres de long. Elle est constituée de 8 rouleaux de 3,50 mètres chacun, peints à l’eau de javel sur du papier roulé noir.

 

DM – Le titre mentionne Cent trois livres d’artiste : tous les livres en question ont-ils été montrés à l’occasion de cette exposition ? Cela a-t-il seulement été possible, sachant que rien qu’un seul, celui que vous venez d’évoquer, doit occuper un espace considérable ?

AL – Oui. Les 103 livres étaient bien présentés. Certains livres accordéons, que l’on peut présenter en entier, étaient même intégralement déployés. Parfois, seules quelques pages des livres exposés étaient montrées, bien sûr, mais nous avons numérisé l’ensemble de la collection et chaque salle dispose de tablettes numériques permettant au public de choisir un livre et de le lire intégralement. Cette possibilité permet de découvrir les pages qui ne sont pas visibles en vitrine. Dans les expositions, nous privilégions parfois le côté visuel de ces livres, l’œuvre d’art, au détriment du texte, pour des raisons techniques, le texte est souvent inscrit au recto et au verso et il faut faire un choix, mais les tablettes numériques permettent de remédier à ce désagrément. Au final, sur l’ensemble de l’exposition, deux salles étaient dédiées à la collaboration avec Barceló, les autres au reste des livres, certains étant parfois de tout petits ouvrages de quelques centimètres, des livres miniatures.

 

DM – Cela doit être pratique pour un commissaire qui doit organiser son espace…

AL – Eh bien, pas du tout ! Par le passé, j’ai travaillé en musée. Je me suis occupée huit ans du Château-musée de Tournon-sur-Rhône, en Ardèche. Nous disposions d’espaces d’exposition gigantesques. Et, d’expérience, il est beaucoup plus simple de préparer en amont un accrochage de tableaux ou sculptures que de livres d’artiste. En réalité, quand vous organisez une exposition telle que celle-ci, c’est seulement au moment de l’installation que vous pouvez déterminer quelle place prendra la présentation de chaque livre. Même si l’on prévoit un parcours chronologique, même avec des vitrines conçues pour être vraiment adaptables, et qui sont très bien pensées – je suis vraiment contente du travail de leurs concepteurs –, tout est en fait une surprise… Lors de la dernière installation, pour l’exposition d’Anne Slacik, nous avons commencé l’installation, à la fois, par le début et par la fin, afin de nous rendre compte de la place que nous avions entre, sans quoi nous risquions de ne pas parvenir à placer tous les livres que nous souhaitions. Avec des livres, il est plus difficile de tout prévoir…

DM – Dans le cadre de la conception de cette exposition, comment vous êtes-vous organisés, au niveau des choix, de l’organisation du travail… ?

AL – Il s’agissait vraiment d’une collaboration avec la famille de l’écrivain. Michel Butor a eu quatre filles, très présentes depuis le début du projet. Trois vivent à Paris, une à proximité de Lucinges où elle vivait d’ailleurs jusqu’à l’an dernier. Nous avons décidé ensemble des objets de la donation, qu’elles ont effectuée en tenant compte de notre collection actuelle. La donation visait à compléter nos collections avec des œuvres d’artistes et d’éditeurs moins présents et avec des livres de périodes moins représentées, comme ceux des années 70-80.

 

DM – Si je comprends bien, l’idée, à la faveur de cette donation, consistait à vous permettre d’être opérationnels d’emblée en termes de représentativité de ce qu’a fait Butor en matière de livres d’artiste…

AL – Exactement.

 

DM – Vous aviez, je suppose, une programmation prévue en accompagnement de l’exposition. En raison du Covid, elle a été bouleversée, j’imagine ? Mais imaginons que le Covid n’ait pas eu lieu. Qu’aviez-vous prévu de faire pour accompagner cette exposition inaugurale?

AL – Nous avons, au Manoir des livres, un très bel espace d’atelier pédagogique et de vidéos, au dernier étage, dans les combles du château. Dans cet espace, nous avons diffusé chaque jour en boucle un petit film qui montrait la fabrication de l’œuvre Une nuit sur le mont chauve, film réalisé par l’atelier d’Offard à Tours. Chaque samedi, nous présentions le film documentaire de Christian Tran Terres Barceló, sorti en 2016. Nous devions d’ailleurs recevoir le réalisateur et Barceló lui-même pour une rencontre…

Nous avons également organisé, chaque premier dimanche du mois, avec une limite à 9 personnes, des ateliers de découvertes du livre d’artiste qui nous ont permis de décliner toutes les facettes de la fabrication d’un ouvrage : écriture, calligraphie, papier… Nous avons par exemple organisé un atelier de fabrication de papier recyclé, un atelier de fabrication d’un livre accordéon, un atelier découverte de la gravure… Le prochain sera un atelier de création d’un texte avec les caractères de typographies à l’ancienne, héritée de Gutenberg. Ces ateliers se poursuivent et n’ont pas été trop affectés, nous arrivons à les reporter.

Nous proposons aussi régulièrement des visites guidées et des conférences, et avons pu présenter un spectacle, L’Éloge du rien, d’après des textes de Christian Bobin. Nous avons tout de même eu un peu de chance. Surtout en octobre, pour la fête du livre d’artiste. C’était juste avant le second confinement.

DM – Quels types de publics avez-vous accueilli dans ces circonstances particulières et quelles ont été les réactions que vous avez pu observer ?

AL – Au niveau du public, nous avons accueilli des groupes, des groupes adultes essentiellement et un public plutôt averti, des groupes associatifs, par exemple, des gens qui s’intéressent aux livres : des archivistes, des bibliothécaires, le café littéraire, des relieurs amateurs… Nous recevons aussi un public familial mais, pour l’instant, avec peu de jeunes enfants, sauf quand nous avons proposé des ateliers qui leur étaient spécifiquement destinés. Et ce, malgré la gratuité et un livret jeux.

Nous aimerions idéalement toucher tous les publics. Nous espérons à l’avenir accueillir des familles avec de jeunes enfants. Pour l’instant, ce n’est pas vraiment le cas, en raison de la période que nous vivons. C’est en fonction de cette ambition que nous organisons des journées plus festives et gratuites, comme les premiers dimanches du mois. Nous espérons que cela nous permettra de conquérir de nouveaux publics et accueillir les scolaires.

 

DM – Avez-vous publié un catalogue à l’occasion de cette exposition ?

AL – Il n’y a pas eu de catalogue pour Cent livres d’artiste avec Michel Butor, mais il y en avait eu un pour la première exposition de 2009. Nous espérons pouvoir publier un catalogue de la collection prochainement. Par contre, nous avons publié aux éditions Fabelio un catalogue d’exposition dédié à la peintre Anne Slacik, évènement qui a démarré le 10 octobre.

 

DM – L’organisation de votre programmation, en termes d’exposition, consiste à en organiser chaque année une tirée de vos collections, autour de Butor nécessairement, et une autre, plus ouverte à la création contemporaine, et par conséquent à des créateurs éventuellement étrangers à Butor. Si la réalisation d’un catalogue raisonné de vos collections peut suffire pour Butor et vos collections, envisagez-vous, pour les autres expositions de publier systématiquement un catalogue ?

AL – Systématiquement, ce serait l’idéal. L’objectif serait d’avoir trois expositions temporaires par an au Manoir des livres. Une, effectivement, qui présente les collections, à travers un point de vue nouveau ou une thématique : les livres d’artiste photographiques, Michel Butor et la musique, les livres manuscrits de la collection… Une deuxième, qui proposerait un autre point de vue sur les livres d’artiste – par exemple celui d’un poète qui présenterait ses livres avec tous les artistes avec qui il a travaillé, un peu comme Butor, ou celui d’un artiste comme Anne Slacik, qui présente tous les poètes avec qui elle a travaillé. La troisième catégorie d’exposition mettrait en avant le travail d’un éditeur. Nous songeons ainsi à l’organisation d’une exposition pour les 50 ans d’une maison d’édition suisse, Editart. Il s’agira de présenter l’ensemble des livres d’artiste que cette maison d’édition a publié. Dans le cadre de notre programmation d’exposition, nous souhaitons varier les perspectives autour du livre d’artiste et, si possible, concevoir un catalogue minimum par an.

 

Propos recueillis par David Martens  pour les RIMELL


Pour citer cet article:

David Martens, « Les livres d’artistes de Michel Butor en leur manoir. Entretien avec Aurélie Laruelle, directrice de l’Archipel Butor (Lucinges) », dans L’Exporateur littéraire, Mar 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/les-livres-dartistes-de-michel-butor-en-leur-manoir-entretien-avec-aurelie-laruelle-directrice-de-larchipel-butor-lucinges/, page consultée le 29/03/2024.