Carnet de visites

Une exposition hantée. Ghost Stories de Federico Clavarino (Contretype, Bruxelles)

Contretype (Bruxelles) Commissaire(s): Federico Clavarino

Soit une exposition dans un des hauts lieux dédiés à l’exposition de la photographie à Bruxelles. Que nous donne-t-on à voir ? Un décor rocheux le long d’un littoral, une jeune femme portant un survêtement de sport aux couleurs de la Côte d’Ivoire, des photographies d’images – une gravure de Dürer représentant un rhinocéros, un décor de sable avec des vêtements sans propriétaires, deux jeunes garçons sur un scooter… On pourrait à bon droit se demander ce que ces images ont à faire les unes avec les autres.

Unité de temps ? Des photos prises de 2017 à aujourd’hui, dans le cadre d’un projet développé lors d’une des résidences offertes par Contretype durant l’année 2018. Mais, là encore, les choses ne sont pas si simples, car les quelques photographies données à voir (douze en tout et pour tout) ne sont pas présentées comme la simple saisie d’un instant. Unité de lieu ? Les îles méditerranéennes du Frioul, au large de Marseille. Mais toutes les images ne semblent pas y avoir été prises. Quant à l’unité d’action, elle paraît aussi peu évidente à cerner que les fantômes qui s’invitent dans le titre de cette proposition du photographe italien Federico Clavarino

La clé de l’énigme se situe dans les références dont ces images sont lestées. À travers elles, une épaisseur historique et une profondeur de sens qui invite à porter sur cet ensemble un regard informé par des allusions qui incitent les visiteurs à reconstituer de manière oblique l’unité qui sous-tend cette exposition. Dérobée au premier abord, elle ne se révèle que par la grâce d’un montage de références qui, touchant pour certaines à la littérature, jettent un éclairage sur une actualité dramatique que l’exposition conduit à regarder sans pour autant la mettre sous les yeux.

 

Une triangulation allusive

Les familiers du lieu connaissent l’espace relativement exigu dont disposent celles et ceux qui sont amené.e.s à exposer leurs photographies à Contretype. Les trois pièces du rez-de-chaussée sont dévolues à la proposition de Federico Clavarino. Chacune présente trois à cinq photographies (respectivement : cinq, trois et quatre), toutes en couleurs. La scénographie est minimaliste. Les photographies sont simplement encadrées, mais dans des cadres de couleurs vives – rouge, vert et bleu – correspondant à une des salles d’exposition.

Chacune de ces « stations » est accompagnée d’une céramique posée sur un socle et dépourvue de tout moyen d’identification. Elles sont présentées au milieu du parcours comme des îlots propre à faire sourdre le mystère, et à générer des interrogations désireuses d’éclaircissements, à l’instar de ces questions que pose volontiers tel féérique petit garçon bien connu des bambins (enfin, jadis surtout…) dont un célèbre aviateur un jour raconta l’histoire. Et même la dessina… Si cela ne vous rappelle rien, voyez plutôt…

Identifier l’allusion ne va pas de soi, j’en conviens bien volontiers. Le fait est que si je n’avais pas bénéficié de l’explication que m’a fournie mon hôte de Contretype – j’ignore son nom, mais merci à lui ! –, je n’y aurais peut-être pas reconnu tel fameux dessin d’Antoine de Saint-Exupéry pour celui de ses livres qui a connu le plus succès le plus considérable… De façon plus générale, toute une large part de la portée de cette exposition paraît résider dans la clé qu’offrent les textes qui accompagnent ces images. Sans l’explicitation du projet dans le texte de présentation écrit par le photographe, difficile en effet de percevoir ce qui lie entre elles ces images. Ce point  ne se livre que par la tangente, à la faveur d’une triangulation de références à des événements dont deux ressortissent à la littérature. Au Petit prince, Federico Clavarino ajoute en effet non seulement Le Comte de Monte Cristo, mais aussi les circonstances de la disparition tragique du célèbre écrivain-aviateur. Voici comment :

En 1516, le roi François Ier ordonna la construction d’une forteresse sur l’île d’If, qui fut utilisée comme prison au XVIIe siècle.

Son prisonnier le plus célèbre fut Edmond Dantès, personnage du roman d’Alexandre Dumas, Le Comte de Monte Cristo. Dans l’une des cellules, on peut encore voir le trou creusé par Dantès pour s’en échapper. Le 24 janvier 1516, le premier rhinocéros jamais vu en Europe fut débarqué à Ratonneau. L’animal avait été envoyé au Pape Léon X, et François Ier, roi de France, se dépêcha sur place pour admirer l’animal. Voguant vers Rome, le bateau fut pris dans une tempête et coula. Plus tard, Albrecht Dürer fit une gravure du rhinocéros sur base d’un croquis qu’on lui avait envoyé.

Le 31 juillet 1944, le pilote Horst Rippert de la luftwaffe abattit un Lightning P-38 qui sombra dans les eaux de l’archipel avec son pilote, Antoine de Saint-Exupéry. Des dizaines d’années après, un marin pêchant non loin de Pomègues ramena dans son filet un bracelet gravé à son nom.

Ghost Stories est une série de photographies qui sont censées relier ces différents événements arrivés au même endroit mais à des époques différentes.

Soutenant cette démarche durant le parcours, un petit livret est mis à la disposition des visiteurs. Il explicite, pour chacune des images présentées, le lieu où elle a été prise et le lien à l’événement de l’histoire de l’archipel auquel la photographie renvoie. À travers ce feuilletage de moments qui ont pour point commun de s’être produits au même endroit à des moments différents, la série pointe finalement vers un ensemble d’images relatives à des événements contemporains et dramatiques, que nous sommes nombreux à avoir en tête et qui ne nous sont montrées à aucun moment par Federico Clavarino.

 

Refaire surface

La série prend pour point de départ un lieu propice à la dispersion : l’archipel du Frioul. La nature du territoire que le photographe a élu comme objet de son attention est somme toute bien faite pour donner corps à la dimension nécessairement composite de toute exposition (un objet, posé à un endroit, un autre, posé un peu plus loin…), notamment s’il s’agit d’une exposition de photographies. Mais non content de soulever la question de l’homogénéité des images présentées, le photographe lui donne consistance à travers, notamment, la littérature, à travers deux entrées distinctes – une œuvre de fiction et la disparition tragique d’un écrivain –, qui sont livrées comme clés de lecture de l’exposition.

Les manières de mobiliser la littérature dans les expositions relatives à d’autres arts sont légion. L’une des plus courantes consiste à donner à voir une sélection d’œuvres picturales en invitant les visiteurs à chausser les lunettes d’un écrivain lui-même amateur de peinture – en réalité, il s’agit souvent de critiques d’arts. En témoignent, parmi d’autres récentes, des expositions telles que L’Œil de Baudelaire (Musée de la vie romantique, 20 septembre 2016 – 29 janvier 2017) ou encore Huysmans. De Degas à Grünewald. Sous le regard de Francesco Vezzoli (Musée d’Orsay, 26 novembre 2019 – 1er mars 2020).

Le procédé mis en œuvre par Clavarino diffère sensiblement de ces options. Il s’agit pour lui non pas de mobiliser un discours relatif à des images – les siennes en l’occurrence – et de tirer parti d’une œuvre littéraire pour y couler son geste curatorial, mais bien plutôt de donner à lire les images qu’il a réunies comme relatives à un territoire sur lequel ont eu lieu une série d’événements, fictifs ou non, en lesquels le photographe identifie des points de convergence et un phénomène de rémanence, qui a conduit le photographe à prendre la route :

Toutes ces histoires nous parlent de gens, d’animaux ou d’objets qui ont refait surface : Edmond Dantès lui-même, le rhinocéros, et le bracelet d’Antoine de Saint-Exupéry. Chacun des fils de ces histoires m’a conduit dans d’autres lieux : Paris, où eut lieu la revanche du Comte de Monte Cristo, une série de musées en Europe, où sont conservées des épreuves du rhinocéros de Dürer, et quelques endroits où les nombreux avions de Saint-Exupéry se sont écrasés.

En concentrant son attention sur un archipel dont les personnes qu’il montre paraissent toutes appartenir à une jeunesse susceptible de provenir d’Afrique – à l’instar de cette créature étrange alors, le rhinocéros, lorsque pour la première fois un spécimen parvint en Europe – ou du Moyen Orient, le photographe donne à voir des lieux qu’il présente comme hantés par un désir d’évasion. En peut résulter une séquestration, comme celle subie par Edmond Dantès, voire la mort dans les flots, celle qui a emportée l’auteur du Petit Prince comme celles et ceux qui, par milliers, ont péri dans les flots en tentant la traversée animés par l’espoir d’une vie meilleure, comme le veut une formule dont le caractère consacré neutralise la portée dramatique.

Un spectre hante ces photographies. Les textes qui les accompagnent ne le mettent jamais sous les yeux des visiteurs. La relation induite procède d’un dispositif de montage combinant images, textes et céramiques. En cela, l’exposition apparaît comme une installation à part entière, réduite à sa plus simple expression dans sa scénographie, mais particulièrement élaborée par la manière dont elle interpelle le visiteur et le contraint à voir quelque chose qui, au premier abord, n’est pas manifeste. En ce sens, le rôle de la littérature dans l’opération n’est ni neutre – comment pourrait-il l’être ? – ni gratuit. Sa mobilisation contraint le regard à voir ce qui n’apparaîtrait probablement pas sans ces références : le drame qui depuis plusieurs années se joue dans cette mer qui unit et sépare à la fois trois continents, et surtout les personnes qui les peuplent.

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Relativement modeste par sa taille et par le nombre de photographies qu’elle présente, cette exposition ne s’en révèle pas moins ambitieuse par ses enjeux et subtile dans sa démarche. Préalablement présenté à Majorque en 2020, ce projet – dont le site du photographe permet de voir des clichés absents de l’exposition de Contretype – invite à porter notre regard au-delà des apparences. Si elle tend à dresser le portrait d’un territoire – l’archipel qui assure son unité de lieu, toute relative on l’a vu –, elle ne le fait que par la bande. L’air de n’y pas toucher, elle conduit le visiteur à poser sur ces images, en apparence relativement anodines, un regard qui ne se détourne pas de ce qu’il sait, un regard informé de références qui contraignent à voir toute la charge de détresse et d’espoirs mêlés dont témoignent les photographies de Federico Clavarino.

 

David Martens (KULeuven – MDRN & RIMELL)

 


Pour citer cet article:

David Martens, « Une exposition hantée. Ghost Stories de Federico Clavarino (Contretype, Bruxelles) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/une-exposition-hantee-ghost-stories-de-federico-clavarino-contretype-bruxelles/, page consultée le 20/04/2024.