Carnet de visites

07/06/2018

Sophie Podolski : Le pays où tout est permis (Bruxelles)

WIELS – Centre d’art contemporain Commissaire(s): Caroline Dumalin

Sophie Podolski : Le pays où tout est permis, WIELS, Centre d’art contemporain (Bruxelles), du 20 janvier au 1er avril 2018

 

Affiche exposition PodolskiIl n’est certes pas fréquent qu’un auteur qui n’a publié qu’un seul livre – Le Pays où tout est permis, paru en 1972 – se voie consacrer une exposition monographique. Surtout lorsque cette exposition est mise sur pied dans un centre d’art contemporain. Le WIELS n’a pas pour habitude de faire grande place à la littérature. Le fait est que, si elle a connu son heure de gloire durant les années 1980 et retenu l’attention d’écrivains tels que Roberto Bolaño, l’auteure en question n’a pas que son écriture à faire valoir. Dans l’œuvre difficilement classable de Sophie Podolski, l’image occupe en effet une place aussi cruciale que le texte. À dire vrai, ces deux modes d’expression sont chez elle indissociables. Ceci explique que cette exposition ait pu être mise sur pieds dans un lieu au sein duquel la littérature ne se trouve pas en son environnement le plus naturel.

Pour autant, cette exposition ne cherche nullement à faire de Sophie Podolski un écrivain. Réalisée par Caroline Dumalin à partir des nombreuses pièces conservées par Joëlle de La Casinière, qui a connu l’auteure durant les années les plus actives de sa création, soit à la fin de sa très courte vie (née en 1953, Sophie Podolski tente de mettre fin à ses jours en 1974 et décède à l’âge de 21 ans à peine), l’exposition du WIELS cherche à présenter une artiste dont on ne peut pas vraiment dire qu’elle ait cherché à brouiller les pistes et transgresser les catégories. L’alliance iconoclaste du texte et de l’image rend tout simplement impossible d’appréhender cette œuvre en fonction des catégories artistiques usuelles, dont Podolski se fichait sans doute comme d’une guigne.

 

Une œuvre brute et protéiforme

Nous sommes en plein cœur des années 1970. Le vent des utopies libertaires et contestataires de la fin des années 1960 s’est levé. Sophie Podolski grandit dans cet environnement en mutation, dessine, écrit et s’essaye à d’autres formes de créations plastiques. Souffrant de schizophrénie, elle fréquente des lieux d’internement. Indissociables l’une de l’autre, la création incandescente et la vie troublée de Sophie Podolski s’en ressentent pleinement. Les images qui jalonnent les murs et les vitrines de cette exposition témoignent tantôt d’une exubérance joyeuse, tantôt d’une intensité glaçante par les fantasmes qui s’affichent en jetant aux orties toute forme de censure apparente. Les traits souples et onduleux de Podolski se conjuguent souvent avec des couleurs accentuées, parfois criardes, qui semblent des émanations des paradis artificiels qui constituent l’un des motifs de prédilection de ce qui est donné à voir dans cette exposition.

On est volontiers tenté de penser à l’art brut, en contemplant ces dessins, collages, et logogrammes constamment mêlées de textes, et qui parfois prennent une tournure narrative dans une esquisse de bande dessinée affichée dans son intégralité. Mais le scrupule d’être sans doute complètement à côté de la plaque se dresse aussitôt. Telle figure torturée peut faire songer à Egon Schiele, telle autre au travail d’Armand Simon. Le foisonnement et l’exubérance sont les termes qui s’imposent devant cet ensemble à la fois mystérieux, d’un symbolisme parfois obscur, et exhibant une intimité complexe, qui explique la part de malédiction attachée à l’image de Podolski. Cette tonalité est régulièrement ponctuée des traits d’un humour, souvent noir et toujours ravageur, et souvent teintée d’un érotisme cru. De toute évidence, Sophie Podolski, si elle s’est assez vite fâchée avec le cadre scolaire, était fort cultivée et cette culture, livresque et artistique, ne cesse d’être mobilisée et mêlée à certaines figures iconiques de la pop culture (Marilyn Monroe) et du rock de l’époque (Jimi Hendrix notamment).

Difficile tout de même de ne pas s’interroger sur la finalité des pièces présentées à l’occasion de cette exposition. Leur nature particulière et leurs fréquents supports de fortune – si elles figurent dans des cadres et vitrines, ces images figurent en grande partie sur des feuilles quadrillées destinées à des usages triviaux, ou encore des pages arrachées de carnets de notes ou d’agendas. Par la nature des objets montrés, qui relèvent davantage de témoignages d’une pratique intime du type diariste, on se rend à l’évidence qu’ils n’avaient très certainement guère plus pour objectif d’être montrés que d’être exposés ou d’être considérés comme relevant de tel champ (artistique) ou de tel autre (littéraire). L’œuvre étonnante de Sophie Podolski apparait comme des jaillissement d’herbes folles sur le papier. Prenant la forme de flux de conscience verbo-iconiques très spontanés dont témoignent les différents métaplasmes, surtout des métathèses, corrigés à l’occasion par une petite flèche ou signe diacritique. Point de structure ni d’objectif mais une nécessité : celle d’inscrire ce par quoi elle se sent traversée, transpercée… En ce sens les papiers de Sophie Podolski, plus que nuls autres, sont des témoins précieux, des tourments d’un être et ceux d’une époque.

 

Un pays à trois régions

Sur le plan de la scénographie, un parti pris de sobriété a été résolument adopté. Sobre, très sobre même, cette mise en scène correspond finalement assez bien au caractère brut de décoffrage de nombre des pièces présentées. Baroques par bien des aspects, elles sont souvent réalisées en recourant à des matériaux d’une grande simplicité voire, souvent, d’une certaine trivialité. Selon une habitude du WIELS, les commentaires qui accompagnent l’exposition se réduisent au minimum. L’option est compréhensible : il s’agit de laisser parler les pièces exposées. Cependant, ce parti pris soulève des questions qui restent pour l’instant sans réponse, et dont on espère que le catalogue à venir permettra d’y répondre (par exemple, quelle est la part de l’œuvre de Podolski présentée à l’occasion de cette exposition ?).

L’exposition se compose de trois salles en enfilade, qui semblent à peu près adopter un parcours chronologique. La dernière salle présente un film de Joëlle de La Casinière composé d’images d’archives témoignant de la vie de la communauté de Montfaucon à Ixelles, dans lequel on entend la voix de Sophie Podolski. Sont également fixés aux murs des collages réalisés à partir de photographies (de magazines, notamment), qui dévoilent une autre facette du travail de Podolski.

Un parti pris est à souligner, qui tranche quelque peu avec une tradition des rétrospectives. Si l’exposition entend inviter à la découverte de l’œuvre d’une artiste disparue très jeune, la personne de Sophie Podolski elle-même n’est nullement mise en avant par les choix scénographiques. Elle ne l’est que dans la mesure de ce que ses œuvres exposent d’elles-mêmes à son sujet, dans ses angoisses, ses désirs (sexuels) et ses délires (drogues). C’est qu’il s’agit bien de faire entrer dans l’œuvre et dans son univers si particulier, davantage que de proposer un portrait direct de celle qui l’a façonné.

*

Cette exposition constitue une superbe opportunité de découvrir ou redécouvrir cette œuvre atypique, qui porte les stigmates de son époque. Elle constitue également une belle invitation à se plonger ou de se replonger dans Le Pays où tout est permis – le livre, cette fois ! – et dans le catalogue de l’exposition, qui doit paraître en août 2018.

David Martens
(KU Leuven – MDRN – RIMELL)

 

Commissariat : Caroline Dumalin

Scénographie : Caroline Dumalin, Kwinten Lavigne & Cédrik Toselli

Le catalogue de l’exposition est encore à paraître, mais le livre Le pays où tout est permis, publié en 1979 par Transédition (Bruxelles), est consultable intégralement en ligne sur Gallica. 

A consulter également, l’entretien de Caroline Dumalin à la RTBF.


Pour citer cet article:

David Martens, « Sophie Podolski : Le pays où tout est permis (Bruxelles) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Jun 2018.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/sophie-podolski-le-pays-ou-tout-est-permis-bruxelles/, page consultée le 19/04/2024.