Carnet de visites

11/09/2018

Paul Willems : le ludique et le tragique (Bruxelles)

AML Archives et Musée de la Littérature Commissaire(s): Christophe Meurée, Saskia Bursens

 

Paul Willems : le ludique et le tragique, Archives et Musée de la Littérature, KBR (Bruxelles), du 20 juin 2018 au 19 octobre 2018

 

Exposer une œuvre : déconstruire, montrer, honorer

Situés au cœur de la Bibliothèque royale de Belgique, les Archives et Musée de la Littérature (AML), par cette triple dénomination fonctionnelle – à la fois bibliothèque, fonds d’archives et musée –, décident de rendre hommage à l’œuvre littéraire de Paul Willems (1912-1997). Figure proéminente de l’activité culturelle belge du XXe siècle, l’écrivain est reconnu aussi bien pour son théâtre que pour sa prose, ainsi que pour ses rôles de fondateur d’Europalia et de directeur du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Considérer une œuvre dans son entièreté implique d’en apprécier aussi bien la singularité de ses parties que sa cohérence d’ensemble ; cela suppose également d’en saisir le geste, original, qui a répondu à l’impulsion créatrice de son auteur, ainsi que sa réception.

En l’occurrence, l’entreprise entend prendre en charge la matière textuelle et la rendre visible, au-delà du lisible, et en présenter ses différentes actualisations. À travers un ensemble de documents (de ses brouillons à plusieurs témoignages de sa fortune publique et critique), les AML honorent une création dans laquelle résonnent non seulement le parcours de l’homme, mais aussi et assurément l’héritage de l’écrivain dans le patrimoine littéraire belge. En ce sens, d’emblée par sa disposition l’exposition revendique et affirme cette inscription par la façon dont la fresque de Delvaux, immanquable toile de fond de l’espace central des AML, reflète sa géographie littéraire belge dans les vitrines renfermant les archives de l’écrivain anversois.

 

La Carte littéraire de Belgique (1958) que Paul Delvaux réalisa pour l’Exposition universelle et qui orne la salle de lecture des AMLDe l’enfant à l’homme de théâtre

Dès avant d’entrer dans la salle d’exposition des AML, le couloir qui y mène se présente comme une introduction à l’œuvre de Willems. À la manière d’un miroir, elle dédouble l’œuvre et l’homme et fait résonner le théâtre qui a fondé la renommée de l’écrivain – plusieurs affiches promotionnelles se succèdent, des Miroirs d’Ostende à Il pleut dans ma maison, en passant par La Ville à voile et Warna – avec tout ce qui, en germe, a nourri l’imaginaire de l’enfant qu’était et a su rester le dramaturge.

Il semble en effet difficile, à la lecture des textes de Willems, de passer au-dessus de son enfance à Missembourg, vaste domaine sylvestre situé à proximité d’Anvers. C’est dans les jardins, qui n’ont rien à envier à un tableau romantique allemand, que Paul Willems et sa mère, Marie Gevers, ont organisé durant plusieurs étés la représentation de spectacles en plein air adaptés de contes et légendes. Adéquatement exposé en amont des pièces principales de l’œuvre, ce « Théâtre de verdure », sublimation ludique et dramaturgique des bois dans lesquels s’est promené le jeune Willems, constitue aussi bien le terrain de jeu que le terreau fertile d’une œuvre qui n’aura de cesse d’interroger l’idylle menacée et/ou perdue, figurée de façon flagrante dans ses premiers textes en prose, par des jardins dont les élans magiques peinent à les sauver de la perdition (L’Herbe qui tremble, Blessure, La Chronique du Cygne).

La menace qui toujours pèse sur cet éden est immédiatement prise en charge par l’exposition, qui dès le premier présentoir que rencontre le public dans la salle centrale des AML, contrebalance la légèreté qui l’accompagnait dans le couloir. Le titre de l’exposition, « Le ludique et le tragique », par l’emploi de cette conjonction de coordination en particulier, ne laisse pas de doute quant à la complémentarité des deux pôles : il ne s’agit pas d’une œuvre dont un volet serait bercé de ludisme tandis que l’autre verserait davantage dans le tragique, mais bien d’une rencontre dialectique entre les deux. Ainsi, parmi les brouillons et éditions princeps des premiers textes en prose de Willems (plus particulièrement Blessure et La Chronique du Cygne) se trouvent également exposés des témoignages de la mort de son père (dans le journal de Marie Gevers) et de son frère, emporté par la guerre (dans une lettre d’un ami).

Véritable jeu de résonances, l’exposition multiplie la mise en écho de la vie de l’auteur et de son œuvre, de sa dimension ludique et de sa dimension tragique.

Chaque vitrine se consacre alors à un moment ou à une œuvre en particulier. Succédant aux premiers récits en prose, marqués par le besoin de recouvrir le trou béant laissé par les horreurs de la guerre, la période dramaturgique, plus longue et prolixe que celles consacrées à la prose, s’étend sur cinq présentoirs. Les pièces exposées deviennent l’occasion de rendre compte du travail d’écrivain, par la mise en valeur de la riche collection d’archives des AML, complétée par plusieurs prêts de la famille de l’auteur, qui rassemblent sur un même espace les brouillons, les dernières épreuves, les livrets, des clichés des représentations et des articles de presse témoignant du fervent accueil que lui réserva la critique. Sans différenciation évidente, tantôt étalés, tantôt surélevés, l’image et le texte se partagent la scène et participent à rendre visible une œuvre qui d’emblée ne se destinait pas à se cantonner à l’écrit.

 

Des archives aux « épaves » : un cabinet de curiosités

Les dernières vitrines s’attardent sur le retour à la prose qu’a opéré Willems dans les années 1980 et non seulement illustrent le mérite que lui attribuent ses pairs (notamment par une lettre élogieuse de Le Clézio, au sujet de La Cathédrale de brume), mais aussi entament une réflexion sur la cohérence globale de l’œuvre, laquelle s’accommode assez à toute entreprise d’exposition. Car de cette prose ressort en particulier la conscience d’une mémoire qui s’efface et ne perdure que dans ses épaves, les fragments qui attestent aussi bien de son caractère fugace que de sa prégnance.

L’exposition se fait alors cabinet de curiosités, « musée des épaves » prenant en charge l’illustration du projet créatif de Willems. Elle jette la lumière sur une série d’archives atypiques, autant de fulgurances sur lesquelles Willems a gravé (sur une ardoise) de courts textes, rendant ainsi à son écriture – irrésistible impulsion mémorielle – toute sa spontanéité, toute sa légèreté ludique (sur un cerf-volant dont la queue relie les deux niveaux de son présentoir), mais aussi toute sa fragilité (sur un tapis de feuilles desséchées), toute sa dimension tragiquement éphémère.

 

Maxime Thiry
Université catholique de Louvain (INCAL, CRI)

Commissaires d’exposition : Christophe Meurée et Saskia Bursens

Voir aussi interview de Paul Willems en ligne.


Pour citer cet article:

Maxime Thiry, « Paul Willems : le ludique et le tragique (Bruxelles) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Sep 2018.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/paul-willems-le-ludique-et-le-tragique-bruxelles/, page consultée le 25/04/2024.