Carnet de visites

18/10/2019

Les cartographies archivistiques de Valérie Mréjen (Caen)

IMEC Commissaire(s): Valérie Mréjen

 

Cartes blanches

Depuis quatre ans désormais, l’IMEC (Institut Mémoire de l’Edition contemporaine) a mis sur pied un programme de cartes blanches à des artistes, intellectuels et écrivains sous le titre « Le Lieu de l’archive ». La finalité de cette initiative, placée sous la direction de Nathalie Léger, consiste à « permettre à un large public de découvrir [l]a collection d’archives » de l’IMEC, ainsi que l’indique le texte présentant le projet dans le catalogue de l’exposition Soustraction, fruit du commissariat confié à Valérie Mréjen. Ces dernières années, se sont ainsi succédés Jean-Christophe Bailly (L’Ineffacé, 2016), Gérard Wacjman (Intérieur, 2017), Gilles A. Tiberghien (Récits du monde, 2018), dont l’exposition a fait l’objet d’un compte rendu dans L’Exporateur.

Ces cartes blanches s’inscrivent dans une tendance relativement récente. Nombreuses sont aujourd’hui les institutions qui confient des expositions à des externes – artistes, mais aussi, de plus en plus, écrivains (voir la rencontre que les RIMELL ont organisée sur le sujet) –, de façon à donner une nouvelle vie à leurs collections par la grâce d’un regard et d’une sensibilité extérieurs. Cette volonté de décentrement participe d’une inclination globale, qui table à l’occasion sur des effets de notoriété. Elle n’en reste pas moins salutaire, surtout lorsque, comme Valérie Mréjen à l’occasion de Soustraction, ces commissaires prennent leur tâche à cœur, et comme une véritable opportunité de déployer leur inventivité et de questionner le lieu qui les accueille et la responsabilité qui leur est confiée.

 

Épures

Une fois poussée la porte de la salle d’exposition, vous voici face à un mur sur lequel figure un texte signé de la commissaire de l’exposition. Réduite à sa plus simple expression, cette inscription fait office de préface. Sa concision donne le ton : celui d’une jubilation, mais d’une jubilation qui ne le cède en rien à la réflexion et au souhait de se confronter à une forme de perplexité.

 

L’occasion était trop tentante.

[…] Montrer ce qui est conservé mais soustrait au regard, ce qui sommeille dans des tiroirs, qu’on archive sans savoir pourquoi. […]

V. M.

 

Belle invitation à la déambulation butineuse de la rêverie. À la fois limpide et légèrement énigmatique, cette entrée en matière ouvre votre visite en piquant délicatement votre curiosité, sans pour autant vous tirer par la manche. Il en va de même tout au long de l’exposition. Suivez le guide…

Une fois franchi le mur qui dissimule le lieu où Valérie Mréjen a disposé ses trouvailles, votre regard s’ouvre sur un espace épuré en forme de parallélépipède rectangle élégamment étiré. À gauche, le long du mur, une série d’images de petits formats – cartes postales, cartes de visite, photographies privées ou photos de classes – sont fixées derrière de fins plexis ; à droite, des photographies, de grand format cette fois, sont disposées en hauteur, sous forme de wall-paper.

D’un côté comme de l’autre, de courts textes jouxtent ces assemblages d’images. Selon un parti pris marqué, aucun document n’est accompagnée de cartels vous permettant d’identifier ce qui vous est montré (personnes, provenances, dates… tout ceci figure sur le mur du fond reprenant les informations techniques de l’exposition). Plus encore que celle qui ouvre l’exposition, ces inscriptions sont plutôt destinées à inciter à la résonnance les échos de votre propre imagination, ou de vos souvenirs le cas échéant.

Au milieu de la salle, du début à son terme, une série de vitrines à la surface exposable carrée, toutes de la même taille et rigoureusement alignées, à intervalles réguliers. Elles présentent chacune un choix de documents (agendas, carnets, titres de transport…), et chacune de ces compositions est flanquée d’un court texte qui, là encore, apparaît comme une incitation, bien davantage que comme une explicitation.

Un dernier espace enfin, situé derrière le mur du fond de la salle, vous propose une halte assise. Sur un écran de grande taille (d’autant plus que la plupart des documents vus précédemment se caractérisent par leur format modeste), défilent des photographies privées, non identifiées sur la vidéo. Les textes des écrivains – Tania de Montaigne, Stéphane Bouquet, Laurent Mauvignier, Bertrand Schefer – que Valérie Mréjen a invités à partager sa carte blanche sont lus et accompagnent ces images, sans les commenter de façon directe.

Épurée, la scénographie mise en œuvre joue d’un découpage de l’espace d’exposition qui met remarquablement en valeur les documents réunis. L’éclairage joue un rôle crucial dans cette disposition : particulièrement soigné, il découpe nettement les surfaces à contempler, de façon à conduire votre regard. Soustrayant les documents à la neutralité de la luminosité ambiante, ces gestes de cadrage confèrent une dignité, en les rendant dignes d’attention, aux pièces exposées, de peu valeur souvent, sans pour autant leur conférer une quelconque forme de sacralisation.

 

Quantités négligeables

Mais que vous est-il donné à voir, au juste, dans cette exposition ?

Les documents choisis par Valérie Mréjen ne sont pas anodins. Selon le récit qu’elle propose de son cheminement dans l’élaboration de son projet, sa première impulsion aurait consisté à exposer des objets spontanément liés à l’écriture. Mais la commissaire aurait assez rapidement perçu comme une impasse cette voie, relativement attendue et sans doute assez convenue. Elle a en conséquence réorienté son travail en se focalisant sur des traces de vie souvent infimes et assez éloignées du centre de gravité des fonds qu’elle a explorés, en particulier l’œuvre et sa gestation telle que, par exemple, livres et manuscrits peuvent en témoigner.

Dans Soustraction, Valérie Mréjen vous présente bien entendu des documents d’archives, conservés dans des fonds d’écrivains et d’intellectuels. Mais il s’agit de documents souvent très modestes. Il est d’ailleurs probable qu’une large part de ceux qui sont exposés ont été jusque là totalement négligés dans le cadre de l’exploration de ces fonds. Certains d’entre eux n’ont sans doute jamais été pris entre des doigts et posés sous le regard depuis leur dépôt à l’IMEC.

Valérie Mréjen a en effet résolument pris le parti de privilégier des documents soustraits à l’investissement personnel qui préside à l’élaboration des œuvres des auteurs dont elle a exporé les fonds. Si ces pièces peuvent donc paraître investies d’une basse intensité créative auprès de ces écrivains et penseurs, la commissaire de l’exposition semble avoir fait le pari qu’elles peuvent à tout le moins vous toucher, éveiller quelque chose en vous, à la faveur de la focalisation et la disposition dont ils font l’objet.

Le rapport instauré entre texte et image témoigne de l’attrait pour le principe de la série qui caractérise une part du travail de Valérie Mréjen, notamment dans cette exposition. À l’occasion, on y retrouve également l’humour subtil et tout en concision suggestive de l’autrice de Mon grand-père et de L’Agrume. C’est que cette exposition n’est pas seulement pour Valérie Mréjen l’occasion de réaliser une œuvre de plasticienne. Se confrontant à des traces écrites, elle y joue également de sa palette d’écrivain.

L’affiche de Soustraction condense en définitive fort bien l’esprit de l’exposition, en soustrayant à votre regard une partie de ce qui aurait dû figurer sur l’image. À la faveur de cette apposition d’un cadre blanc, tout se passe comme si cette affiche donnait corps à la carte blanche dont la commissaire s’est emparée en la mettant en question. En plaçant cette carte blanche sous votre regard, cette affiche pose sous votre regard un équivalent des ces amorces propices à l’imagination et à la gestation de nouveaux récits que vous découvrez durant votre visite. Ce faisant, elle vous invite à entrer dans le travail auquel s’est livrée Valérie Mréjen, en vous offrant, à votre tour, la carte blanche dont elle a bénéficié.

*

Le catalogue qui accompagne l’exposition est en tous points superbe. Il obéit à la charte graphique et au format établis pour les précédents catalogues de ce programme. Il reproduit manifestement l’ensemble des pièces exposées (sous réserve de vérifications: je ne me suis pas livre à un décompte scrupuleux…). Comme dans l’exposition, les informations qui les identifient figurent non à côté de leur reproduction, mais en fin de catalogue. Par rapport à l’exposition, outre qu’il fournit le texte de certaines des cartes postales exposées et reproduites en son sein, il présente une évidente autonomie et se lit comme un livre d’artiste à part entière.

 

Rebattre les cartes

Par la manière dont elle a agencé, sans leur ôter la banalité qui en fait des objets communs, les documents qu’elle a réunis et distribués dans le cadre de son exposition, Valérie Mréjen parvient – d’une façon qui demeure pour moi assez mystérieuse au moment où j’écris ces lignes – à réellement faire respirer ces archives, comme si elles reprenaient souffle après la longue apnée dans laquelle les a plongées leur conservation dans les fardes et cartons qui les ont soustrait à une probable destruction. À cet égard, l’on peut considérer que la mission assignée à la commissaire de l’exposition a été parfaitement remplie.

Valérie Mréjen et l’équipe qui a accompagné son travail ont, en somme, soustrait un ensemble de pièces à la poussière des ans, puis les ont agencées comme des bouquets de sens et vous ont invité à poser sur elles un œil neuf. Ces documents dormants, que vous ne pourrez sans doute plus regarder de la même façon désormais, ont été ainsi réveillés de leur sommeil. Le temps d’une exposition, ils ont été offerts à votre examen à travers une mise en scène discrète mais précise, qui leur confère un éclat et une consistante dont ils n’avaient peut-être jamais été dotés auparavant. Tout l’art de rebattre les cartes…

 

David Martens

KULeuven – MDRN & RIMELL


Pour citer cet article:

David Martens, « Les cartographies archivistiques de Valérie Mréjen (Caen) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Oct 2019.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/les-cartographies-archivistiques-de-valerie-mrejen/, page consultée le 18/04/2024.