Carnet de visites

Laisse pas traîner ton fil : mots tissés, histoires brodées (Paris)

Médiathèque Françoise Sagan (Paris) Commissaire(s): Soizic Cadio

 

Laisse pas traîner ton fil : mots tissés, histoires brodées, Médiathèque Françoise Sagan, Paris (France), du 6 février au 28 avril 2019

 

La broderie est-elle un objet littéraire ? Telle est la question à laquelle l’exposition Laisse pas traîner ton fil : mots tissés, histoires brodées à la Médiathèque Françoise Sagan, Paris 10e, tente de répondre. Le titre sous forme de clin d’œil inattendu à la célèbre chanson du groupe de rap Suprême NTM, « Laisse pas traîner ton fils » (1998), s’applique ici à la rigueur d’une écriture à l’aiguille, sans pour autant négliger son aspect potentiellement subversif.

L’exposition est divisée en trois séquences distinctes, visibles d’un seul coup d’œil, dans un espace de 66 m2 sublimé par la scénographie de Soizic Cadio. La première partie, historique, s’intéresse aux abécédaires et aux livres en tissu ; la seconde est consacrée à la broderie littéraire dans l’art contemporain ; tandis que la troisième interroge le rapport entre la littérature et l’art textile.

 

Les mots tissés ont une histoire

La force de cette exposition tient en grande partie à la mise en valeur de la dimension historique du lieu situé dans l’ancienne Maison de santé du clos Saint Lazare, construite par Louis-Pierre Baltard, père de l’architecte des Halles. L’exposition, tout en longueur, qui se déroule dans l’ancienne infirmerie, rend hommage aux détenues de cet établissement à travers quatre photographies, issues du fonds Roger-Viollet du Musée Carnavalet, sur lesquelles on peut voir ces femmes à l’ouvrage. Un premier présentoir, directement situé sous ces clichés numérisés, met en relation les activités du lieu et les publications de l’époque comme L’Encyclopédie des ouvrages de dames (1886) de Thérèse de Dillmont ou des manuels sur les points de broderie en provenance de la Bibliothèque Forney.

Sur le mur opposé, une quinzaine d’abécédaires sont exposés sur toute la hauteur, invitant le public à une prise de recul historique. Cet exercice qui permet de s’approprier le point et la lettre, prend une dimension tout à fait émouvante dans la mesure où la Médiathèque Françoise Sagan a souhaité solliciter ses usagers ainsi que son personnel et faire appel à leurs propres collections. L’alphabet brodé y apparaît comme une pratique pédagogique essentiellement féminine, qui se transmet comme un modèle et s’expose dans l’intimité du foyer. Des objets patrimoniaux, marquoirs, fils, étiquettes, gants, prêtés par le Musée national de l’éducation de Rouen, viennent compléter cet ensemble qui illustre bien le glissement entre l’exercice de broderie et l’apprentissage de l’écriture.

Cette première partie historique s’achève par une tour vitrée consacrée à la place du tissu dans les livres pour enfants, à travers un ensemble d’ouvrages issus du fonds patrimonial Heure joyeuse, situé à l’étage de la médiathèque. L’angle choisi ici consiste à présenter surtout des publications de l’éditeur victorien Dean and Son, spécialiste des livres en chiffon, ou « rag books », réputés indéchirables. La vitrine met ainsi en lumière les contraintes d’impressions particulières liées au support textile : dessin linéaire, gamme chromatique contrastée, bords crantés.

On redécouvre ensuite l’abécédaire à travers le tissu wax. L’espace consacré à cette thématique est délimité par des pans de tissu d’abord suspendus au plafond puis accrochés au mur. L’une des caractéristiques de ces cotonnades est d’insérer des lettrages ou des objets liés à la scolarisation, signes que celui ou celle qui porte le vêtement maîtrise l’alphabet. Le fait de déployer ces tissus permet de visualiser pleinement la place de l’écrit sur l’étoffe. Cette partie s’organise autour de l’ouvrage Wax & Co de Anne Grosfilley (La Martinière, 2017), exposé dans un cube en verre aux côtés de larges tampons encreurs. Non seulement le choix des articles exposés est tout à fait pertinent, mais chaque pièce se regarde différemment, par le biais de sa couverture, dans la tranche, en contreplongée, au plafond, réactivant dans chaque présentoir, à chaque vitrine, la curiosité du visiteur qui peut également feuilleter sur une tablette la version numérique de certains ouvrages présentés.

 

« Filosophie » au féminin

La deuxième partie – la plus originale – rassemble une collection tout à fait exceptionnelle de livres-objets de femmes artistes qui travaillent la broderie pour en découdre avec les stéréotypes de genre. Cette nouvelle section consacrée au point de croix littéraire dans l’art contemporain est délimitée par plusieurs cloisons. Deux fauteuils proposent aux visiteurs un espace de repos pour consulter une sélection d’ouvrages plus théoriques comme Façon de dire, façon de faire : la laveuse, la couturière, la cuisinière (1979) d’Yvonne Verdier, disposés dans une travailleuse de couture.

Sur le mur de droite sont exposées six œuvres d’Annette Messager qui font partie d’une collection de proverbes misogynes brodés sur du tissu blanc. À gauche, l’artiste contemporaine Fanny Viollet revendique également cette technique humble qu’elle applique en piqué libre sur des mouchoirs pour y inscrire des passages d’œuvres de Gustave Flaubert ou de Marcel Proust. Par un habile système d’échos dans la scénographie, on retrouve, à travers une broderie de Viollet, une citation de l’ethnologue Yvonne Verdier dont l’ouvrage, déposé nonchalamment sur un meuble, prend ici tout son sens, invitant le spectateur à revenir en arrière pour le consulter plus en détail. Trois présentoirs verticaux sont consacrés à des livres d’artistes conçus autour du textile. Certains exemplaires uniques sont prêtés par la bibliothèque Forney, comme celui de Véronique Lafont, Recevez mille baisers, 2011, composé d’un assemblage de pages de coton surpiquées de cartes postales et de magazines découpés en carrés, ou celui de Joëlle Thabaraud, Aube, 2009, œuvre mixte de photographies de dentelle et d’impressions de poèmes. Indépendamment de la grande variété de matériaux choisis, l’objet-livre y est présenté sous différentes formes : pop-up (Dominique Lagraula, Fil rouge, 2015), leporello (Isabelle Faivre, Hommage, 2013), pages amovibles, lettres à broder (Fanny Viollet, Abécédaire 666. Notes de peintre, 1982-1987), livre d’étiquettes (Fabienne Yvert, Étiquettes révolutionnaires et féministes, 2015), chapelet brodé. Le dispositif en verre ne permet malheureusement pas de toucher le livre, mais il laisse les visiteurs se déplacer autour et plonger du regard au cœur de la matière.

 

 

La littérature est-elle un art décoratif ?

Les 22 illustrations de Sandra Dufour, adaptations brodées extraites de son ouvrage Ulysse aime Pénélope (Thierry Magnier, 2018) opèrent une transition entre la littérature exposée comme un tableau et l’art textile qui détourne le texte de son support pour en faire un motif décoratif à part entière. La troisième et dernière partie envisage les points de convergence entre littérature et textile, à l’image de ce poème de René Char, « Les quatre loquets à soulever » (1985), brodé par Fanny Viollet et présenté comme un livre, ouvert. Une série de citations d’œuvres littéraires en hommage au textile sont suspendues à un fil rouge à hauteur d’œil et peuvent être approchées, touchées, retournées. Au fond de la salle, plusieurs tentures, essentiellement des toiles de Jouy, inspirées de Paul et Virginie, Don Quichotte ou Télémaque, présentent la littérature comme une source d’inspiration pour le textile. Un fascicule faisant office de catalogue prolonge le plaisir de la visite et propose des repères bibliographiques ainsi qu’une partie ludique de textes à broder.

Cette exposition, modeste par sa taille mais particulièrement ambitieuse quant à son contenu, expose avec succès la richesse de ces histoires brodées.

Anne Chassagnol
(Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis)

Commissaire d’exposition et scénographie : Soizic Cadio

Voir le programme d’activités et les actions culturelles autour de l’exposition.


Pour citer cet article:

Anne Chassagnol, « Laisse pas traîner ton fil : mots tissés, histoires brodées (Paris) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/laisse-pas-trainer-ton-fil-mots-tisses-histoires-brodees-paris/, page consultée le 24/04/2024.