Carnet de visites

17/09/2018

Éric Suchère, Exposure (Marseille)

cipM (Centre International de Poésie Marseille) Commissaire(s): Equipe du cipM

 

Éric Suchère, Exposure, Centre international de poésie Marseille – CIPM (Marseille), du 2 février au 31 mars 2018

 

Exposure, l’exposition d’Éric Suchère proposée au sein du mythique Centre international de poésie de Marseille, a des allures de rétrospective. En effet, le poète, écrivain, critique d’art et traducteur, qui est aussi enseignant et commissaire d’exposition, y expose les pièces variées d’un travail s’étalant sur plus de 20 ans : livres d’artistes, œuvres plastiques, pièces sonores et vidéos et, naturellement, ce qui forme le cœur de son travail, les cartes postales qu’il fabrique chez lui depuis 1997 en combinant chaque mois une photographie et un texte de création.

 

Les cartes postales, une éphéméride ?

Si le projet existe sous trois formes (les cartes elles-mêmes, le site web, et les livres édités sans les images), Éric Suchère a fait le choix, accompagné par François Lespiau, alors directeur du centre par interim, d’exposer les cartes seules, sous le titre …un autre mois…. Elles figurent ainsi à plat, sur une grande table en bois qui forme à la fois le seuil et le cœur de l’exposition. En raison de leur format, de leur double face (le recto et le verso) et de leur nature volatile, les cartes postales sont des objets éminemment difficiles à exposer. Le choix a été fait ici de dissocier texte et image puisque n’est présent dans l’exposition qu’un seul exemplaire par carte, celui qu’il s’est envoyé à lui-même.

Le rituel d’envoi de cartes en édition limitée (20, 25 puis 30 exemplaires) à ses amis a commencé le jour de ses trente ans et se poursuit encore aujourd’hui. Le projet est censé prendre fin en 2028, de façon à former un ensemble de 365 iconotextes. Ce travail, qu’Éric Suchère qualifie de « correspondance » ou d’ « autoportrait en continu », est donc aussi une forme d’éphéméride, une sorte de journal en pièces qui allierait célébration du présent et commémoration.

L’importance du quotidien est d’ailleurs un fil rouge de l’exposition. On la perçoit notamment dans Variable, la pièce qui occupe le mur du fond, une série de textes accompagnés, à même la page, de dessins de Gilgian Gelzer. La quatrième de couverture de l’édition de ces textes, chez Argol, explicite ce geste clé d’enregistrement du quotidien : « il s’agissait de noter, de noter, dans la suite des jours, des rencontres, petits événements, figures et abstractions, pensées ébauchées, moments d’étrangeté, choses perçues du coin de l’œil, échanges relationnels, fragments de récits et notes, éléments réels ou imaginaires […] pour accompagner le variable des jours. »

 

« Comment faire du texte un objet ? »

Un autre fil rouge de l’exposition, plus explicite cette fois, est la question du texte comme objet. Sans faire de poésie visuelle ni de poésie sonore, Éric Suchère est à la recherche d’une matérialisation du texte, que celle-ci passe par le livre et notamment le livre d’artiste ou le livre de dialogue, qu’il a beaucoup pratiqués, ou par d’autres formes plastiques – il aime à ce titre à rappeler qu’il vient lui-même des arts plastiques. À cheval entre les deux se trouve une œuvre, tirée à 12 exemplaires, De relation (2015), qui déroule comme un fil un texte bleu autour duquel vient s’enrouler, tel un ruban ADN, le dessin d’Arnaud Vasseux. Des vidéos (Le motif ou Avant que ne se fixe) dont certaines sont réalisées par Fabrice Lauterjung, complètent l’accrochage et disjoignent, cette fois sous forme mobile, texte et image. Le travail en collaboration semble être une constante de l’œuvre, décidément marquée par la notion de correspondance.

Du côté des expérimentations plastiques réalisées par Éric Suchère seul, on découvre dans l’exposition Le long, la rive (1997) dont les neuf plaques semblent annoncer les cartes postales avec leur alliance, narrative, entre une image et un texte court, et Entre mes riens (1998) dont les plaques proposent un travail plus graphique d’intégration du texte. À rebours de l’esthétique de la carte postale, Exposure témoigne enfin de la volonté de montrer le texte en grand, que ce soit avec une affiche éditée par Contre-mur, Bien des années que (2009) ou avec des tirages d’iconotextes sous forme de poster, comme Un autre mois journal, proposant des textes poétiques autour d’images comme celle d’un des « jumpers » du 11 Septembre.

 

Une poésie hors du livre ou un retour au livre ?

Il y a beaucoup à lire dans cette exposition, et, si la chose est possible, il est difficile d’imaginer lire et apprécier l’intégralité des textes subtils des cartes postales, qui sont peut-être faits pour un autre mode de lecture, plus fragmentaire et plus intime que celui de l’exposition. Sans doute que le dispositif sonore qui vient clore l’accrochage propose un mode d’accès aux textes plus adapté. Néanmoins, la vitrine bien garnie des livres d’Éric Suchère, sur laquelle se referme Exposure semble rappeler au visiteur l’importance du livre.

Quand on se retrouve face aux textes publiés chez Argol, que l’image a disparu ou qu’elle s’est faite toute petite, que reste-t-il enfin des riches interactions avec le visible dont témoigne la rétrospective ? Exposure apparaît alors comme une mise en exposition du texte, comme si le but de l’accrochage consistait à nous obliger à voir les textes vraiment, et non comme un simple code lorsque l’on lit classiquement en tournant les pages. Dans le cas d’Éric Suchère, l’exposition du texte fait clairement apparaître une forme, celle de la liste. Que les textes soient numérotés, fragmentés de « ; » ou de « : », son écriture est celle d’une mise en série qui va à merveille avec la forme de la carte postale. Éric Suchère fait alors sien ce lieu idéal d’une écriture du quotidien, de l’anecdote, du banal et de la notation que tout un chacun pratique depuis plus d’un siècle.

 

Anne Reverseau
FWO / KU Leuven

Commissariat et scénographie : CipM

Publication liée : Le Cahier du refuge, n°268, fév-mars 2018

Voir aussi la vidéo du lancement de l’affiche éditée par Contre mur, en 2010.


Pour citer cet article:

Anne Reverseau, « Éric Suchère, Exposure (Marseille) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Sep 2018.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/eric-suchere-exposure-marseille/, page consultée le 29/03/2024.