Carnet de visites

Balzac et Grandville, une fantaisie mordante

Maison de Balzac Commissaire(s): Yves Gagneux

 

L’exposition « Balzac et Grandville », qui a commencé le 26 septembre 2019 et dure jusqu’au 13 janvier 2020 à la Maison de Balzac, montre les liens entre l’œuvre de l’écrivain et celle du caricaturiste, en présentant leurs collaborations dans des journaux satiriques et des livres illustrés.

 

Dans la presse satirique

Présentée dans trois salles du sous-sol du Musée, l’exposition est très claire et pédagogue. La première salle présente les journaux satiriques auxquels Balzac et Grandville ont collaboré en même temps. Le romancier et le caricaturiste ont en effet tous deux écrit et dessiné pour le journal littéraire et satirique La Silhouette (1829-1831), puis pour La Caricature, journal satirique fondé par Philippon en 1830, et pour La Chronique de Paris, revue fondée par Balzac en 1836, qui eut une existence très brève. Les panneaux et cartels de l’exposition expliquent bien que la collaboration de Balzac à La Caricature a été très active la première année du journal, puis que l’engagement politique du journal se renforçant, Balzac s’en est éloigné. Grandville a, quant à lui, continué à proposer des charges politiques au journal jusqu’en 1835, année où la publication de dessins dans la presse est soumise à une autorisation préalable. La première salle illustre la vigueur des charges politiques de Grandville contre les atteintes à la liberté de la presse ou contre l’inéquité du système des impôts du gouvernement de Louis-Philippe, en présentant des charges comme Le Rapprochement difficile, extraite de La Silhouette, ou Soufflez, soufflez, vous ne l’éteindrez jamais, publiée dans La Caricature, où le roi et des ministres représentés comme des chauve-souris, soufflent sur le flambeau tenu par une allégorie de la Liberté. Ces charges témoignent de l’inventivité du caricaturiste et des « métaphores plastiques », pour reprendre les termes du premier panneau de l’exposition, qu’il invente dans ses charges. La planche qui dénonce le système d’les impôts du gouvernement de Louis-Philippe le montre bien, en représentant le peuple sous une presse. De très nombreuses lithographies de cette salle et des suivantes proviennent des bibliothèques de Nancy, ville d’origine du caricaturiste.

 

Où l’écrivain commente le caricaturiste

Dans la deuxième salle, intitulée « Balzac commentateur de Grandville », se trouvent les lithographies de Grandville commentées par Balzac, ainsi que les charges que Grandville a faites du romancier. Balzac a en effet rédigé des articles élogieux sur l’album Voyage pour l’éternité de Grandville, publié en 1830. De nombreuses lithographies de cette série sont exposées et sont un magnifique exemple de la « fantaisie mordante » du caricaturiste. L’on y voit en effet la mort, représentée sous forme d’un squelette déguisé, venir surprendre les hommes et femmes de tous les milieux sociaux dans leurs activités quotidiennes. Ces caricatures, inspirées d’un topos moral ancien présent dans les Évangiles, qui rappelle que la mort vient au moment où l’on ne s’y attend pas, sont aussi des satires sociales, présentant des types sociaux dans leurs activités quotidiennes. Des extraits du commentaire de ces planches par Balzac sont inscrits sur les murs de l’exposition. Dans son commentaire, fidèle à sa verve de romancier, Balzac imagine les vies de ces hommes surpris par la Mort. Une autre caricature de Grandville commentée par Balzac s’intitule « Les Bacchanales de 1831 » et représente les membres du monde politique déguisés, selon une thématique carnavalesque chère à la caricature. L’extrait du commentaire de Balzac cité insiste sur le caractère visionnaire de cette caricature, et montre ainsi que Balzac considérait le caricaturiste comme un véritable artiste. La salle présente également la lithographie « Un rapt », publiée dans La Silhouette, à propos de laquelle Balzac a écrit un article, dans lequel il envisage successivement toutes les interprétations possibles de cette lithographie. Dans ce commentaire, Balzac rivalise avec Grandville en proposant une caricature de tous les types de spectateurs possibles de la caricature, qui projettent dans la lithographie l’idée fixe qui les occupe. L’on trouve enfin dans cette salle des caricatures de Balzac par Grandville. Les cartels insistent sur la dimension « amicale » de ces caricatures, qui montrent les succès du romancier. Le romancier est en effet caricaturé dans une planche intitulée « Grande Course au clocher académique », sur laquelle Balzac est représenté avec son attribut habituel, sa fameuse canne, et couronné par des « femmes de quarante ans ». L’exposition présente aussi une œuvre moins connue de Grandville, un projet d’éventail sur lequel est dessinée à la plume « l’apothéose de Balzac ». Balzac y est représenté avec une grosse tête, comme dans Le Panthéon charivarique de Roubaud, et tenant sa canne comme un sceptre, porté en triomphe par un cortège de femmes. Si ces caricatures se moquent, comme le faisait souvent la presse satirique, du lectorat féminin de Balzac, elles entérinent surtout le succès du romancier et sont ainsi davantage une preuve de sa célébrité qu’une charge proprement dite.

 

Donner corps à la littérature balzacienne

La dernière salle de l’exposition, intitulée « Granville illustrateur de Balzac », présente les lithographies de Grandville qui ont illustré des textes de Balzac, au sein de livres collectifs comme Les Français peints par eux-mêmes et les Scènes de la vie privée et publique des animaux. La salle montre les liens qui existent entre l’une des pemières séries de Grandville, les Métamorphoses du jour, où des animaux sont représentés avec des expressions, des vêtements et des occupations humaines, et les Scènes de la vie privée et publique des animaux, qui représentent également la société humaine sous les traits d’animaux. L’exposition insiste sur la dimension sociologique des Métamorphoses du jour et des Scènes de la vie privée, en montrant que les animaux correspondent à des types sociaux. Cet intérêt pour les types sociaux fait le lien entre ces lithographies de Grandville et sa collaboration aux Français peints par eux-mêmes, recueil de types sociaux. La salle présente ainsi par exemple le type du « rentier » dessiné par Grandville, qui illustre le texte de Balzac « La monographie du rentier ». Cette salle permet donc de mettre en valeur l’intérêt commun du romancier et du caricaturiste pour la peinture du monde social. Une citation de l’avant-propos de La Comédie humaine qui compare la peinture du monde social à la classification des espèces par Buffon est mise en exergue en haut de l’un des murs de la salle, rappelant que pour Balzac également, la comparaison avec les animaux est un outil de déchiffrement du monde social. Indépendamment de la dimension sociale des caricatures de Grandville, la salle permet aussi de voir la puissance d’imagination et la dimension « fantaisiste » voire « fantastique » de son œuvre, en montrant de belles affiches publicitaires pour les Scènes de la vie privée et publique des animaux, ou pour les Métamorphoses du jour. L’affiche des Métamorphoses du jour présente en effet les lithographies de Grandville comme des scènes projetées par une « lanterne magique », métaphore romantique de l’imagination du créateur, qui projette ses visions sur la toile ou le papier.

Ainsi, l’exposition « Balzac et Grandville » présente de manière très claire l’intérêt commun du romancier et du caricaturiste pour la satire et le déchiffrement du monde social, ainsi que leurs collaborations dans la presse et dans des livres « panoramiques ». Les lithographies présentées témoignent de la richesse et de la diversité de l’œuvre de Grandville et mettent en valeur son talent d’artiste. Fidèle à l’amitié supposée entre Balzac et Grandville, la Maison de Balzac met ainsi Grandville à l’honneur, et le romancier s’efface légèrement derrière le caricaturiste. Le parcours proposé insiste en effet surtout sur les liens entre l’œuvre de Balzac « journaliste » et celle de Grandville, et l’on rêverait ainsi d’un prolongement qui explorerait les liens, que cette belle exposition laisse deviner, entre les « métaphores plastiques » de Grandville et l’œuvre romanesque de Balzac.

Amélie de Chaisemartin


Pour citer cet article:

Amélie de Chaisemartin, « Balzac et Grandville, une fantaisie mordante », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/balzac-et-grandville-une-fantaisie-mordante/, page consultée le 23/04/2024.