Carnet de visites

24/07/2020

Ah, quelle aventure ! Jacqueline Mesmaeker (Bruxelles)

BOZAR Commissaire(s): Luk Lambrecht

 

Ah, quelle aventure ! Jacqueline Mesmaeker, BOZAR (Bruxelles), du 19 mai au 21 juillet 2020

 

L’exposition Ah, quelle aventure !, qui occupe une dizaine de grandes salles dans le temple bruxellois BOZAR, consacre Jacqueline Mesmaeker, artiste actuelle, mais déjà historique, qui depuis cinq décennies a tracé son sillon singulier.

 

Une artiste littéraire ?

L’artiste belge, née en 1929, se présente elle-même comme une « cuvée tardive » venue à l’art sur le tard. Elle a commencé sa carrière dans les années 1970, proche du mouvement conceptuel et dans la lignée de Marcel Broodthaers.

Elle a ainsi développé, en vidéo et en photographie, un travail subtil sur la lumière et la perception, ainsi que sur la reproduction des images, utilisant notamment la photocopie et le fax. Ses pièces sont très travaillées, et, même si elle utilise volontiers le hasard, « rien n’est gratuit » dans son travail. L’œuvre la plus marquante de l’exposition de BOZAR est à notre sens Surface de Réparation, une magistrale installation faite de projections sur voiles mouvantes d’un homme jouant au foot, particulièrement bien scénographiée.

Une des singularités de Jacqueline Mesmaeker, qui nous intéresse ici, est son approche ludique des mots, qu’elle partage avec son compatriote Broodthaers. Elle est en effet une artiste littéraire, ce qui signifie avant tout qu’elle a beaucoup lu, que sa culture est littéraire autant que picturale. Plusieurs de ses lectures sont en effet séminales dans son œuvre, « de Lewis Carroll à Melville, de Montesquieu à Chateaubriand ou Valery Larbaud, de Thomas Hardy à Edith Wharton et aux romans noirs », comme le rappelle le texte de l’exposition, auteurs auxquels il faut ajouter Pascal, à qui elle est restée fidèle depuis ses débuts, comme à l’ensemble du XVIIe siècle. L’exposition Ah, quelle aventure !, qui ne se veut pas rétrospective, choisit d’ailleurs cet angle et propose de « rendre compte de l’abondance de ses inspirations visuelles ou notes de lecture, développées ou insérées dans ses peintures et dessins, films et vidéos, photographies ou environnements, livres d’artistes ou multiples ».

Une artiste littéraire est aussi quelqu’un qui utilise le support, la forme ou l’imaginaire du livre dans ses pièces. Ce peut aussi être quelqu’un qui joue avec du texte littéraire, écrit, parlé, projeté, ou qui fait exister des univers proprement littéraires en les déplaçant dans le champ du visuel. Ou, comme Jacqueline Mesmaeker, tout cela à la fois…

 

Le livre comme lieu d’exposition

Le livre est en effet un des supports de prédilection de Jacqueline Mesmaeker. Il est présent sous vitrine, comme livre d’artiste, comme pièce de collection, fragment d’un chez soi ou encore relique. Il est aussi souvent photographié ou filmé.

À l’orée de l’exposition, on découvre ainsi, face à face, deux pièces dont le livre est le sujet principal. Lire et Écrire (2005) est une photographie composée de deux pages effacées de La Cathédrale de Brume de Paul Willems (1983), réflexion méditative sur l’écriture et la lecture, que l’intervention de l’artiste rapproche de Sartre et de sa célèbre autobiographie Les Mots, divisée en deux parties « Lire » et « Écrire ». Sur l’image, on ne lit que ces deux mots mais l’on devine, grâce aux signets qui dépassent, l’épaisseur du livre et le temps de la lecture.

En face, Secret Outlines est une pièce de 1996 qui rassemble huit enregistrements vidéo de livres feuilletés. Il s’agit d’ouvrages dans lesquels l’artiste est intervenue de façon en général minime. La première page du Chapitre 4 d’Une chambre à soi de Virginia Woolf se trouve ainsi barrée autant de signée d’un « V » dessiné sur toute la hauteur. Le texte de BOZAR explique que c’est à cette période, à la fin des années 1990 que le livre devient véritablement pour elle un « lieu d’exposition ».

 

Les mots sur les choses

Au delà du livre, le texte est omniprésent dans l’exposition. Dans la première salle, une de ses premières œuvres, une des plus emblématiques aussi, donne le ton. Les Portes Roses, créée en 1975, est une série de 32 aquarelles présentées sous pochettes plastifiées. Un petit rectangle rose vif se transforme peu à peu, tant au niveau de la couleur que du format, en une surface pleine, invisible et incolore. Dans ces rectangles, on lit, mot par mot, une citation tirée d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1895) : « Il y avait des portes tout autour de la salle : ces portes étaient toutes fermées […] ».

L’exposition présente également deux « cascades de mots » monumentales. Valery Larbaud en cascades, à l’entrée, et Lewis Carroll en cascades, plus loin. Il s’agit de deux murs de mots puisés dans l’œuvre de Larbaud et de l’auteur culte anglais. Ces listes de mots ont une lettre en commun, qui forme une colonne. La juxtaposition appelle à l’interprétation et aux associations de sens.

Quant à la pièce Il pleut, elle ne fait pas référence au calligramme d’Apollinaire, mais à Paul Willems, très important pour Jacqueline Mesmaeker qui avait déjà monté un véritable mur d’images, avec Olivier Foulon, à partir des archives du poète belge (Tout est réel ici, 2005). À BOZAR, on lit la phrase « Il pleut, il pleut, il pleut » sur du marbre belge, tirée de la pièce de théâtre Il pleut dans ma maison (1958). La pièce évoque les recherches de Marcel Broodhaerts sur ce qui ne s’appelait pas encore la belgitude.

Dans d’autres expositions, à d’autres occasions, le texte est aussi projeté comme, à Mariemont, en 1986, une citation de Diderot dans La chambre de l’ouest.

 

Une relation aux auteurs

Le texte n’est pas un ornement, ni une simple citation, pour l’artiste. La littérature forme pour elle un ensemble d’écosystèmes, chaque auteur se situant comme au cœur d’une chambre, d’un espace qu’elle a à cœur de rendre visible. Au delà du texte, ce qui est montré dans les œuvres de Jacqueline Mesmaeker est une relation aux auteurs. Dans le catalogue que (SIC) a publié en 2011, Olivier Mignon parle à propos de la place de la littérature dans son travail, d’une « énergie suscitée par la lecture, l’ouverture des potentialités », d’une « forme de relance continuelle » et de « tressage ». Les écrivains sont pour elle, écrit-il, des personnages et non des figures d’autorité. En 1999, elle construisit par exemple Lezingen in de Grote Kamer, installation composée d’un lit de camp et de l’Essai sur la fatigue de Peter Handke. À BOZAR, la dernière pièce, Melville 1891 (2015), semble un hommage à l’écrivain américain et à son dernier livre, Billy Bud marin, paru bien longtemps après sa mort. Il s’agit d’une grande projection verticale de photographie de fleurs sur une maquette de bateau.

La littérature est pour Jacqueline Mesmaeker sa première source d’inspiration, mais surtout une façon d’entrer dans des ambiances. Nombreuses sont ses pièces construites sur un souvenir de texte, un livre, ou l’univers d’un auteur. Elle n’est pas présente de façon dogmatique, mais toujours en relation.

Chez Jacqueline Mesmaeker, la littérature peut intervenir in absentia dans des œuvres uniquement visuelles, par exemple dans Les Régentes (1990), double projection d’une reproduction du tableau Régentes de l’hospice des vieillards de Frans Hals (1664) et d’une vidéo de flammes, reprenant la position des mains des personnages du tableau, rapprochement suscité par un texte de Paul Claudel sur la peinture hollandaise. Des extraits de ce même texte sont lisibles dans une autre œuvre, deux salles plus tôt, La Mer, une reproduction de tableau de marine sans bateau, présentée à plat avec un extrait de texte de La Peinture hollandaise et autres écrits sur l’Art.  

 

Les petites choses à soi

Jacqueline Mesmaeker est une artiste qui se situe dans le domaine du personnel, mais plus du domestique que de l’intime. Le projet fascinant du Salon des placards est à cet égard symbolique de sa démarche. Ce projet de 2002 consistait en un cabinet de curiosités personnelles – cartes postales, fragments, reliques… – placées dans des placards. La pièce, réactualisée en 2013 sous la forme d’une collection d’objets, est présentée sous vitrines en 2020 à BOZAR, accompagnée de photographies de l’installation originale dans des placards.

Plusieurs pièces de Ah, quelle aventure ! font comprendre que c’est de petites choses qu’elle entend faire œuvre, comme l’agrandissement gigantesque de la fissure de son papier peint (Déchirure), mais aussi l’ensemble du projet Les Péripéties, qui sont des cartes postales présentées (uniquement le recto), par paires, l’une révélant l’autre, à la manière des pages d’albums de Paul Eluard comprenant à chaque fois 6 cartes.

Si la scénographie de l’exposition est plutôt monumentale et imposante, la démarche curatoriale semble, elle, plutôt « domestique ». Le commissariat prend la forme d’une relation, presque intime, comme en témoigne la lettre que Saskia de Coster adresse à l’artiste et qui forme l’essentiel du propos du « guide du visiteur » de l’exposition.

Anne Reverseau

FNRS /UCLouvain

Commissariat : Luk Lambrecht

Coproduction BOZAR, Museumcultuur Strombeek/Gent, CC Cultuurcentrum Strombeek

Catalogue : pas de catalogue de cette exposition, mais un ouvrage de référence à consulter : Jacqueline Mesmaeker. Œuvres 1975-2011, (SIC) & couper ou pas couper, 2011. On peut aussi télécharger la belle brochure réalisée par la fondation Hermès à l’occasion de l’exposition à la Verrière en 2019.

À voir le beau portrait réalisé par Klara

Écouter l’entretien avec Pascal Goffaux sur le site de la RTBF


Pour citer cet article:

Anne Reverseau, « Ah, quelle aventure ! Jacqueline Mesmaeker (Bruxelles) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Jul 2020.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/ah-quelle-aventure-jacqueline-mesmaeker-bruxelles/, page consultée le 28/03/2024.