Carnet de visites

Agnès Geoffray (Clermont-Ferrand)

FRAC Auvergne Commissaire(s): Jean-Charles Vergne

 

Agnès Geoffray, FRAC Auvergne, Clermont-Ferrand (France), du 30 janvier au 6 septembre 2020

 

Le FRAC Auvergne, qui possède plusieurs de ses pièces, a confié l’intégralité de ses beaux locaux du centre ville de Clermont-Ferrand à Agnès Geoffray, l’une des artistes contemporaines célèbres pour travailler avec le texte et la littérarité.

La pratique artistique d’Agnès Geoffray est en effet typique d’une forme hybride de littérature et d’art qui entremêle les écritures et les fictions plastiques, pratique commentée, par exemple, par Cécile Camart (« L’artiste ou l’écrivain ? Fabulations et postures littéraires chez Agnès Geoffray et Marcelline Delbecq ») ou par Magali Nachtergael (« Ecritures, récits et fictions plastiques : l’après-Calle. Valérie Mréjen, Agnès Geoffray, Marcelline Delbecq, Laure Prouvost, Louise Hervé et Chloé Maillet »).

 

Du potentiel fictionnel de l’image

Agnès Geoffray est avant tout photographe. Rompue à la prise de vue argentique, elle s’est progressivement tournée vers les photographies récupérées, qu’elle retouche en numérique, autre forme de travail de laboratoire. Elle collecte ainsi depuis des années des images anonymes, souvent des photographies de famille, mais aussi, de plus en plus, des images d’archives et des documents historiques anonymes, qu’elle réactive dans de nouveaux contextes. Sa préférence va aux clichés violents (femme tondue à la Libération ou photos de lynchage dans Incidental Gestures par exemple), mais aussi aux images étonnantes, intrigantes, comme toute la série des Métamorphoses, qui occupe un espace important à l’étage du FRAC Auvergne. Elle explique volontiers ce goût pour les « images qui nous hantent » par un intérêt pour la question de l’« emprise » et pour la « dimension évocatoire des images » (interview vidéo 2020, cf. infra). Agnès Geoffray est ainsi connue pour sa réflexion riche sur le statut de l’image et son potentiel fictionnel. Les Captives, projet superbement scénographié dans l’exposition, en collaboration avec le maître verrier Stéphane Pelletier, présente des photographies sous des verres épais qui déforment les images, leur conférant une dimension inquiétante et presque vivante.

Sutures, réalisé en 2014 et acquis par le FRAC en 2016, témoigne de cet intérêt : dans cette œuvre vidéo étonnante et légèrement hypnotisante, les images fixes apparaissent à l’écran en se superposant l’une à l’autre, ce qui fait apparaître une troisième image. La juxtaposition rend visible un point de jonction décidé par l’artiste, ouvrant vers d’autres fictions, d’autres possibles.

L’influence du cinéma, notamment des films de genre, par exemple dans la série Nights, composée d’images bleutées de personnages aux yeux luisant dans le noir, est patente dans le travail de l’artiste. Mais la littérature n’est pas pour autant absente.

Si l’objet livre apparaît peu dans les expositions d’Agnès Geoffray, le texte est, lui, très présent, au point que certaines œuvres ne sont composées que de mots. Celles-ci correspondent, selon Jean-Charles Vergne, le commissaire et auteur du texte de présentation de l’exposition, à « des images manquantes, des œuvres sans images élaborées à partir de textes qui se substituent aux images ». Il ajoute, légitimant ainsi la place du texte dans une exposition d’art visuel : « il ne s’agit pas là d’une rupture dans sa création mais d’une autre façon de faire des images, sans images ».

 

Des textes sans le livre

Chez Agnès Geoffray, les œuvres textuelles peuvent être inscrites sur des objets comme dans l’étonnante série Les Messagers, composée de phrases et de fragments issus des écrits de résistants et de prisonniers sur des objets banals dans une écriture microscopique (voir la série complète), mais aussi très directement sur les murs, comme dans Palimpsestes, où des épingles forment les mots « éteindre », « nettoyer », « partir », « décommander » ou encore le verbe « tuer », figuré lui par des trous d’épingles absentes. C’est aussi le cas de Surveillance (2019), où la phrase « Je veux surveiller chaque battement de tes cils, chaque souffle sur ta poitrine, l’oreille collée contre toi, je surveillerai ton corps », « issu[e] et inspiré[e] d’un fragment de Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès » (selon le cartel) est gravée directement dans le plâtre de la cimaise au premier étage, faisant sauter la peinture rouge. D’autres œuvres présentent des textes inscrits sur des miroirs comme Mirrors (2007), triptyque sur la croyance en l’optogramme, fixation des images sur la rétine d’un mort. Mais la présence textuelle la plus poignante de cette exposition est lue et diffusée dans une pièce close : Testimony (2009) est une installation où l’on entend le témoignage d’un survivant d’Hiroshima devenu aveugle tandis que la lumière devient de plus en plus faible. Au moment où le noir se fait, le texte se termine par « Je ne voyais plus rien ni mes mains ni aucune partie de mon corps ».

La littérature est aussi présente d’une autre façon, sous forme d’hommages indirects au gothique anglais, au roman noir, mais aussi d’hommages plus directs. Au rez-de chaussée de l’exposition, dans le premier accrochage, remplacé par un second lorsque l’exposition a été prolongée suite au confinement, Agnès Geoffray présentait ainsi Sans titre (après Claude Cahun), photographies de mannequins de bois dans diverses positions. Elle rendait aussi hommage aux actes de résistance à la fois dérisoires et héroïques de Claude Cahun et de Suzanne Malherbe qui, sur l’île de Jersey, dans les années 1940, glissaient des tracts résistants dans les poches ou les étuis à cigarettes des soldats allemands. Pour « réinscrire leur fragilité et leur noblesse », Agnès Geoffray a imprimé ces tracts sur de la soie. À côté de cette œuvre gisait un parachute où elle avait brodé du texte, qui, dégonflé, occupait toute une pièce du FRAC.

Le catalogue de l’exposition contient un texte intéressant de l’enseignante et chercheuse Sally Bonn dont des extraits sont repris judicieusement dans le parcours de l’exposition. Son propos porte sur l’inscription du texte dans l’œuvre visuelle de l’artiste et sur les rapports texte-image. Elle montre par exemple que la relation d’Agnès Geoffray aux mots est également une affaire d’emprise et de hantise. Comme les photographies récupérées et anonymes sont porteuses de plusieurs strates de significations et de mystères, « tous les mots sont pleins de tous ceux qui les ont prononcés ou tracés, qui les ont usés » (catalogue, p. 165). Sally Bonn conclut que chez Agnès Geoffray, l’œil qui est « dans le texte » est un « œil de calme » malgré la violence du contexte de certaines images.

Remarquons pour finir que les textes de salles – dont beaucoup sont repris au catalogue – sont développés comme rarement dans les expositions d’art contemporain. La visite est ainsi éclairée à la fois par des textes de l’artiste, très écrits et souvent poétiques, et par des textes plus théoriques de Sally Bonn et Jean-Charles Vergne.

 
Anne Reverseau
FNRS / UCLouvain

 

Commissariat : Jean-Charles Vergne, directeur du FRAC Auvergne
Catalogue : Agnès Geoffray, Texte de Sally Bonn et Jean-Charles Vergne, FRAC Auvergne, 2020
Vidéo : Interview Agnès Geoffray par Jean-Charles Vergne, 2020


Pour citer cet article:

Anne Reverseau, « Agnès Geoffray (Clermont-Ferrand) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Mar 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/agnes-geoffray-clermont-ferrand/, page consultée le 28/03/2024.